Magazine Nouvelles

Raphaële George, Suaires (extrait)

Publié le 25 avril 2014 par Angèle Paoli
« Poésie d’un jour

SUAIRES (extrait)

Le vrai dans la fenêtre, ce n’était pas le côté où j’étais assise, mais bien cette autre face où les couleurs s’assombrissaient à peine. La pesanteur y reprenait, là, toute sa force — fascination de la mort en suspens revenue se figer à jamais dans la vitre — et par ce retour, il nous était donné de nous voir de loin. Je bougeais, eux ne bougeaient pas. J’y perdais mon ombre. Toute frontière s’anéantissait.

(...)

J’avais décidé, du jour où mes draps furent repliés provisoirement par manque de place, que je ne ferais plus, pour seul rite à mon existence, que construire mes symboles et mes signes sur la figure noire d’un carbone fripé où tout serait su en son envers.

J’avais entendu parler depuis longtemps de ce carbone où corps et esprit, tous deux s’étaient fait combustion. Là sans doute je grifferais notre combustion à tous deux.

Je le pris dans mes mains — le carbone était d’argent. En lui, je pressentais le lieu de la conservation.

Plus je le gardais en mes mains, plus il se faisait miroir, et montait jusqu’à moi…

Mais les reflets sur lui jamais ne se fixaient en une image simple. Au contraire, ces déformations infinies faisaient que nous ne pouvions nous penser, autres, qu’abandonnés. Je m’étais perdue.

À l’aide d’un crayon, je traçais quelques lignes, sorte d’exercice par lequel je me guettais une face possible. Dès qu’un œil surgissait, je le saisissais pour le figer, mais à peine l’avais-je marqué qu’il roulait dans la vague d’argent.

(…)

Dans un long filament noir, il y avait eu un jour un visage, mais désormais nous hibernions dans le monde des anamorphoses où toute l’histoire redevenait possible.

Comment était-ce possible de voyager, lorsque je donnais des rendez-vous que sans cesse je manquais ? Je ne pouvais pas parler au téléphone quand mon corps n’était pas là. Comment résoudre ces absences ?

Je faisais des signes, je les faisais voguer loin, ils rebondissaient probablement dans une oreille qui m’avait été choisie et que ponctuellement je remplissais par mes voix. Mais au moment de rencontrer l’autre, déjà elles avaient disparu.

J’aurais pu dire… violet, turquoise… turquoise violacé, violet turquoise… bleu par volonté de profondeur avec pour espace l’inégalité proportionnée de l’harmonie… Rien n’aurait changé. Et pourtant, entre mes mains, n’importe quel compositeur aurait entendu une musique — Moi qui n’ai jamais su lire la musique. D’où vient cette musique où ne vibrent que déchirure, écartèlement ? Alors que ce qui compte est cette façon de résumer l’espace sonore au toucher, à l’effleurement de l’invisible. Nos traces viennent nourrir l’enfer de la platitude tandis qu’erre en elles, l’ombre d’un noyé.

Raphaële George, Double intérieur, Éditions Lettres Vives, Collection Terre de poésie dirigée par Claire Tiévant, 2014, pp. 66-67-68.
Raphaële George



RAPHAËLE GEORGE

Raphaële George


■ Raphaële George
sur Terres de femmes

[Amour]
→ 2 avril 1951 | Naissance de Raphaële George
→ 7 juin 1982 | Raphaële George, Journal
→ 3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
→ 30 avril 1985 | Mort de Raphaële George



Retour au répertoire du numéro d’avril 2014
Retour à l’ index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog