Magazine Journal intime

Cheng du

Publié le 16 mai 2008 par Stella

Depuis quelques jours, on lit beaucoup de choses sur cette ville chinoise, chef-lieu de la province du Sichuan. Elle a été frappée par un terrible séisme, il y aurait 40 000 morts. Les secours s'organisent, chinois et internationaux, pour aider les malheureux rescapés qui ont tout perdu.

Je connais bien Cheng du et pourtant, je n'y suis jamais allée. Ah, me direz-vous, et comment se peut-ce ? Diable, répondrai-je, parce que j'ai lu Lucien Bodard, pardi. En effet, c'est grâce à lui que je connais Cheng du ou, plus exactement, grâce à mon esprit d'escalier...

J'explique.

En janvier 2004, je lis dans Le Monde un édito signé Eric Fottorino (qui n'était pas encore le patron dudit journal) intitulé Le fleuve Bodard. Je ne résiste pas au plaisir de vous le citer ci-dessous car ces lignes et les deux expressions choisies et citées ont suffit à me faire acheter l'ouvrage, lequel m'a fait connaître Cheng du. Il y est question d'une Chine qui n'existe plus du tout mais dont la magie, la violence et la beauté ne laisse pas indifférent. Très loin des questions actuellement débattues à propos de l'Empire du milieu.

"Dans le ventre de sa mère, il remontait le Yang-Tsé-Kiang. C'est dire combien son oeuvre était destinée à prendre l'ampleur d'un fleuve, avec sa lente épaisseur et ses rapides cataclysmiques, ces millions de mots qu'il jeta au presque soir de sa vie pour raconter les siens, et d'abord, et toujours, la Chine.

Dans le ventre de sa mère, donc, Lucien Bodard, le "petit Lulu", remontait le Yang-Tsé à destination de Tchoung King où son père était consul. [...]

Aucune feuille morte, nonobstant la saison, dans ces pages qui charrient les visions d'un ancien enfant doué de l'art de voir. Au contraire, la vie palpite et chatoie au coeur d'une Chine de merveilles, même si les premières images incrustées en lui furent "la merde et le cadavre".

A propos de l'ancien bourlingueur devenu l'écrivain de sa propre vie, dans un pays féodal dominé par les figures de son père, Monsieur le Consul, et de sa mère, Anne-Marie, on n'est pas certain que la métaphore fluviale suffise. Tant de pages rassemblées forment une manière de Grande Muraille, tout sauf repoussante.

Sans doute, en cette année du Singe, Lucien Bodard aurait-il montré une de ces agilités de plume dont il avait le don, lui qui, à bord d'un vapeur vermoulu, pouvait voir des matelots chinois ployant sous l'insulte de leur capitaine, "grimaçant des côtes, des omoplates et des joues pour exprimer leur obéissance".

L'oeil était singulièrmeent aiguisé pour voir des côtes grimacer et aussi des omoplates ! L'auteur de Monsieur le Consul, pourtant, perdit la vue à la naissance lorsque le médecin qui accoucha sa mère, "une brute militaire peu habituée à ce genre d'opération", versa sur ses yeux de bébé "des gouttes qui en ont fait des boules blanchâtres, comme des oeufs pochés".

Etait-ce là le secret de son regard inoubliable, au propre comme au figuré, avec sa trogne inénarrable de vieil Oriental qu'il avait conservée dans la force de l'âge ? Quand il retrouva la vision, après le sacrement donné par un missionnaire, Bodard pu voir et vivre la Chine avec une intensité sans pareil. D'abord à dos d'hommes, dans une chaise à porteurs, témoin de la lutte incessante des Chinois en haillons et autres larves humaines cherchant à subsister. Avec une leçon de choses apprise sur son pays d'adoption : "Ce qui n'est pas mort a une férocité pour survivre."

Que lui aurait inspiré la tour Eiffel toute de rouge scintillante qui, hier, avait mis Paris à l'heure de Pékin ? Le rouge, dans les romans de Bodard, c'est "la moisson de têtes coupées" qu'il voyait, enfant, dans sa ville natale, "têtes de bandits, de mauvais payeurs, de rouspéteurs". Ou encore les hommes empalés qui se tortillaient "comme des vers sur une broche".

Maintenant que la Chine est à portée de main, à portée d'yeux, nous manque le regard du "petit Lulu". Derrière la représentation convenue qui nous est donnée de ce pays - noms et calligraphie -, il aurait à coup sûr repéré la "férocité pour survivre" qui demeure derrière les éternels sourire. "

Cheng du

C'est écrit d'une plume magistrale à laquelle je pense souvent lorsque je rédige mes reportages et mes chroniques. Dans une prochaine vie, j'espère avoir le talent de Lucien Bodard, qui était journaliste. Si vous ne l'avez jamais lu, n'hésitez surtout pas, c'est un vrai, un grand moment de narration expressionniste.


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