Richard Hambleton, Shadowman, 1981-1982 © 2014 Hank O'Neal; Courtesy of Woodward Gallery, NYC
Le hip-hop, un corps fragile
Le mouvement hip-hop a permis d’exporter le tag et le graff hors de ses frontières des États-Unis ; tous les livres, articles, reportages en tous genres sont unanimes là-dessus. Sans tomber dans un raccourci qui ferait du graffiti l’apanage du hip-hop – ça serait oublier que les pionniers de Philadelphie et New York apposaient leurs signatures avant les block parties – cette constatation se vérifie facilement. La tournée « New York City Rap » en Europe, les films Wild Style et Beat Street[1] pour ne citer qu’eux, en ont fait un lieu commun. Plus grand monde n'ignore non plus que JoeyStarr était Bboy[2] avant de devenir le bad boy préféré des médias. Joey taguait et dansait en effet. On lui a fait souvent répété sur les plateaux TV. Il a connu une époque où la danse, le graff, la musique, le rap faisaient corps. Membres, rétines, tympans et souffle s’articulaient chez les Bboys. Le hip-hop avec ses différents organes activait une mécanique d’ensemble. A cet égard il correspond au schéma général d’un corps. Un corps attaché au mouvement de la vie.
Le corps du hip-hop s’est rapidement démantelé. Pour Mode 2, qui a assisté depuis Londres à l’émergence de ce mouvement, « la séparation qui s’est faite vient essentiellement de l’industrie du disque, dont les dirigeants se sont fait passer pour des mécènes aux yeux des rappeurs. Ils ne sont là que pour rafler et homogénéiser cette musique. »[3] Le profit a balayé la diversité. Dès lors l’interaction des disciplines-membres du hip-hop est restée particulière à la génération des pionniers. Ainsi comme JoeyStarr, le graffeur Darco dansait à ses débuts. Ce rare point commun que l’on peut trouver entre le chanteur des NTM et le peintre Franco-Allemand des FBI montre que le corps, ici humain et individuel, a été leur premier outil d’expression et d’exploration du hip-hop. Comme pour d’autres, la danse leur a insufflé une attitude, une manière d’être qui les rendait différents de la norme; « Attitude » dans son sens le plus américain désignant le comportement de l’esclave rebelle[4].
La bitch, égérie du capitalisme
Concernant le graffiti, la norme a eu raison de lui sur bien des aspects. Les médias et la publicité[5] l’ayant largement promu à ses débuts, on aurait d’ailleurs du mal à comprendre qu’il en soit autrement. Ajouté à cela une absence volontaire de message au profit d’un nom (un tag), on explique mieux pourquoi le graffiti n’est pas une expression artistique révolutionnaire au sens politique. Dans ces conditions il est difficile de s’étonner de la prégnance des clichés publicitaires et de la pornographie dans l’image du corps féminin, même si on peut la déplorer.
Ce qu’il convient d’appeler « graffiti on girls » est le bon exemple de l’absorption des codes de la pornographie chez certains graffeurs: un phénomène que la publicité avait déjà utilisé à la fin des années 1990 pour la tendance « porno chic ». En soi peindre sur le corps d’une femme n’a rien de pornographique. Ҫa le devient quand la mise en scène photographique de ce corps le rabaisse physiquement, que la peinture s’apparente à de la salissure, et la salissure à de la semence luisante, que l’image hyperréaliste ausculte la chair et que le point de vue est du côté du voyeur, du pénétrant. Dans sa démarche, le graffeur prend le contrôle du corps qu’il marque, le dépossède de son identité pour en faire celui d’une bitch[6]. C’est ce que l’auteur Xavier Deleu nomme un « porno-graphisme », c’est-à-dire une récupération des codes graphiques des films classés X[7]. Une esthétique vendeuse que le capitalisme a fait sienne. Alors pubards, graffeurs, même combat ?
Le geste répété du tagueur
La « tyrannie de la publicité » consiste à quadriller le territoire[8]. C’est également le projet du tagueur. Ce point nous amène à un aspect plus spécifique au graffiti que celui des filles nues évoquées plus haut, et c’est tant mieux. Le tagueur, poussé par son désir d’être partout, s’engage sur un chemin qu’il balise en répétant son nom. Mais à la différence d’un panneau publicitaire, son tag est directement lié au travail du geste qui rend à chaque fois un résultat unique. Ce goût pour la graphie explique pourquoi les tagueurs peuvent choisir des noms qui n’ont pas de signification particulière, qui sont des prétextes à la répétition. Or cette répétition est liée à la notion de style, essentielle pour un tagueur. Pour Dize « [...] la distinction qui existe entre un tag qui a du style et un autre qui n’en a pas est facile à faire. Un bon tag fait généralement référence à des lettres utilisées régulièrement. C’est en cela que le tag peut se rapprocher des figures de skate. Certains mecs vont rentrer des lettres et d’autres n’y arriveront pas. C’est à son geste qu’on remarquera qu’un taggeur pose depuis longtemps ou pas. »[9].
Si un tag répété manuellement ne peut être confondu avec un tag photocopié, c’est aussi parce que les outils et les supports varient. On pourrait distinguer deux catégories d’outils qui servent à taguer: ceux qui établissent un contact direct avec le support, et ceux qui établissent un contact indirect. Les premiers sont les pierres, les marqueurs, les rouleaux qui rayent, frottent, brossent. La main qui les guide ressent les qualités du support que son geste explore. Ce dernier en sera modifié suivant si la surface est lisse ou rugueuse, poussiéreuse ou dégagée, le matériau dur ou tendre. Dans le corps entier ces sensations résonnent. La deuxième catégorie d’outils, ceux qui établissent un contact indirect avec le support, concerne la famille de la bombe aérosol et par extension les pulvérisateurs utilisés initialement dans la jardinerie ou les extincteurs remplis de peinture. Dans leur utilisation, le geste se libère des principales caractéristiques physiques propres au support pour se décupler (dépassant parfois de très loin la taille humaine comme lorsqu' un extincteur sert d’outil). Dans ses mouvements le corps tout entier est sollicité, suivant la chorégraphie du signe en train de se tracer.
Espaces de vanité : le corps à l’échelle de la ville
La maîtrise du corps que le geste induit doit s’adapter également à des conditions particulières de travail. Pressé par la peur du gendarme, le tagueur va adapter sa vitesse d’exécution en fonction de sa visibilité dans l’espace où il intervient. Allongé sur le toit d’un immeuble, il va devoir peindre ses lettres la tête à l’envers, au-dessus du vide. Parmi ceux qui vont au plus près des limites de leurs corps dans leur pratique du graffiti, il faut citer les pichadores de São Paulo[10]. Pour eux tous les moyens sont bons pour tracer le plus haut possible leurs lettres : ils s’empilent debout les uns sur les autres pour former des échelles humaines, escaladent les façades des grands immeubles. Mais les graffeurs « vandales » le savent : les dangers physiques et ceux de la répression sont réels. À des degrés différents – de l’éraflure à la chute mortelle, des Travaux d’Intérêts Généraux à la prison – ils privent le corps de sa liberté de mouvement et de son pouvoir de signer l’espace urbain.
Même sans ces contraintes, on peut penser que le projet d’apparaître partout est en soi une entreprise vaine. D’abord parce que « partout » désigne un espace infini, jamais atteint. D’ailleurs l’usage que l’on fera du terme fait varier du tout au tout son extension: entre être partout dans une ville et être partout dans toutes les villes du monde, il y a un pas. Ensuite, rappelons-le, il s’agit d’œuvres par essence éphémères. Apposées avec le seul consentement de son exécutant, elles ne tarderont pas à être effacées. Paradoxalement ces facteurs contribuent à faire grandir un désir d’ubiquité. Un jeu perdu d’avance qui semble avoir comme véritable but d’aller au-delà de ses propres limites et de rentrer en compétition avec les autres writers. « Vanité » au sens pictural du terme, mais vanité à rebours, qui se voudrait éternelle en dépit de tout ce qui la condamne.
Le corps de l’artiste
Ayant atteint leurs limites dans la rue, certains artistes perdurent grâce au réseau traditionnel de l’art. Les marchands, collectionneurs, théoriciens se chargent de relayer leur travail, de le diffuser par différents médias. L’artiste n’expose plus autant physiquement son corps aux dangers du dehors, il expose des objets à l’abri des galeries. Ses actions in situ se font rares. Il les poursuit néanmoins par plaisir et pour satisfaire les amateurs de street art, en changeant les conditions de ses interventions. Depuis sa condamnation en 1992, le célèbre pochoiriste Blek le Rat s’est assagi : « Je continue à peindre les murs à la bombe mais sur des murs légaux. Sinon, je colle des affiches que je travaille préalablement dans mon atelier. Vous ne pouvez pas risquer continuellement des sanctions qui dépassent la mesure. J’ai l’impression que l’État craint plus les graffiteurs que les dealers ! »[11]
D’autres artistes déjà établis dans le marché du street art revendiquent plus franchement leurs actions illégales et les intègrent pleinement à leur démarche. Le premier artiste street art à avoir décroché le million[12], Banksy – qui reconnaît en Blek son père spirituel – alimente régulièrement la presse de ses coups d’éclats. Avec une maîtrise parfaite de sa communication, il construit un feuilleton médiatiqueoù le mystère de son identité reste soigneusement gardé. Car Banksy n’a pas de visage. Il exploite le fantasme du graffiteur clandestin et marginal répandu chez le grand public, dans la veine du polar Rap Killer[13]. Plus qu'il ne se protège de la police, le fantôme Banksy fait parler de lui.
Banksy © Photo by RomanyWG
Il arrive également que les masques tombent. Autrefois Zevs liquidait froidement les mannequins des publicités en leur administrant un point rouge de peinture dégoulinante sur le front. Le visage caché par un bas léopard, il créait la panique en kidnappant le mannequin d’une publicité géante imprimée sur une bâche en plein Berlin ; après avoir découpé puis enlevé la silhouette sensuelle, il alla jusqu’à réclamer une rançon auprès de l’annonceur[14]. Détournant les images commerciales du corps ainsi que les marques des multinationales, c’est encore lui qui avait apposé un logo de Chanel dégoulinant à Hong-Kong ; cette action lui avait d’ailleurs valu une peine de prison avec sursis[15]. Aujourd’hui Zevs à un visage – « j’ai enlevé le bas, je montre le haut » déclare-t-il[16] – et un nom : Aguirre Schwarz. Il parle désormais de son passé sans mise en scène, concède à son public une proximité. Dans le corps à corps qu’il a engagé avec les marques, son visage humain nous renvoie naturellement à sa vulnérabilité. Il était Superman et le voici David.
© Zevs
© Zevs
Le corps dans l’espace, sa représentation en quelques exemples
D’une génération antérieure à Zevs, le Canadien Richard Hambleton peuplait les rues de grandes silhouettes humaines peintes en noir. Les Shadow Men, dont les membres semblent se prolonger à l’infini par les effets de giclures et de coulures verticales, atteignent à la fois la terre et le ciel. Suspendues dans le vide, projetées violemment, les ombres ressemblent à des corps qui, brûlés de l’intérieur, ont fini par imploser. L’œuvre d’Hambleton a marqué les esprits des pionniers du street art. D’abord par sa puissance et aussi par sa présence puisque l’artiste a travaillé aussi bien sur les façades de New-York que celles d’Europe, où il se rend au début des années 1980. Pour Blek le Rat, c’est le premier artiste à avoir exporté son travail à l’étranger[17]. Quant à Jérôme Mesnager, qui préfère peindre des corps blancs, il raconte une promenade à Rome en 1984 « Dans les rues, en noir, les silhouettes giclées de Richard Hambleton me narguent… je veux que mes peintures soient vues autant que les siennes. »[18]
Pour rester dans les désormais « classiques » de l’art urbain, les Éphémères de Gérard Zlotykamien font référence à la fois aux camps de concentration et au bombardement d’Hiroshima. Avec simplicité et maîtrise de son geste, il trace à la bombe aérosol des signes de corps (sans effet de vraisemblance) prêts à disparaître, aspirés par l’espace qu’ils contournent. Le visage, réduit à quelques cercles, est souvent dissocié du reste du corps qui préserve des surfaces ouvertes au vide. Zlotykamien a mis en évidence le thème de l’Homme dans l’espace à la Fondation Cartier. Il était alors intervenu sur une baie vitrée, apposant ses dessins sur plusieurs mètres de haut : « Tout l’ensemble c’est l’Homme dans l’espace, mais il peut être perdu dans une ville, il peut être perdu quelque part»[19]. Et le support transparent, en permettant au spectateur une observation de son œuvre modifiée par la variation de la lumière du jour, apporte une temporalité à ses figures.
« A certains endroits, la bombe avait laissé des marques correspondant aux ombres des objets que son éclair avait illuminés. […] On découvrit aussi des silhouettes humaines sur des murs, comme des négatifs de photos. Au centre de l’explosion, sur le pont qui se situe près du Musée des sciences, un homme et sa charrette avaient été projetés sous la forme d’une ombre précise montrant que l’homme était sur le point de fouetter son cheval au moment où l’explosion les avait littéralement désintégrés...»[20] Ainsi écrivait John Hersey, un des premiers journalistes à se rendre à Hiroshima après l’explosion de la bombe atomique (6 août 1945). Gérard Zlotykamien avait cinq ans et Ernest Pignon-Ernest, trois. Génération de l’atome, l’horreur de la bombe et des corps massacrés les ont fait réagir.
Ce sujet est même le point de départ du travail in situ d’Ernest Pignon-Ernest. Il date sa première intervention in situ autour du centre de recherche de frappe atomique, sur le plateau d’Albion, en 1966. Avec le souvenir des images d’Hiroshima, il réalise plusieurs pochoirs d’ombres humaines grandeur nature dans l’espace ; c’est son premier « parcours ». Ce terme qu’il emploie pour caractériser ses démarches in situ, implique une relation au corps à plusieurs niveaux : l’artiste au travail est physiquement en mouvement, allant à la rencontre du spectateur à qui il renvoie une ombre. Cette rencontre entre l’artiste et le spectateur, passant par le signe donné au regard, est centrale dans l’art dans l’espace public. Par l’intermédiaire des images qui lui sont offertes, le spectateur va prendre conscience de certains aspects de l’endroit qui les porte (plastiques, architecturaux, historiques, sociaux, politiques, poétiques…) et qui le porte, lui aussi. Avec l’entière liberté de refuser l’invitation à la découverte.
Bernard Fontaine
- « New York City Rap » (1982), tournée regroupant Afrika Bambaataa, les danseurs du Rock Steady Crew, Futura 2OOO. Wild Style (1983) et Beat Street (1984), films de Charlie Ahearn et Stan Lathan
- Bboy désigne un danseur de hip-hop et par extension un adepte de ce mouvement, et de ses disciplines
- Radikal n°54 Juillet-Août 2001, page 30
- Christian Béthune, Pour une esthétique du rap, Klincksieck, 2004
- Comme par exemple la campagne publicitaire de la RATP avec Futura 2OOO (1984)
- « Salope » en Français. Terme répandu notamment dans le rap US.
- Xavier Deleu, Le consensus pornographique, Mango Document, 2002
- Ibid.
- JulienMalland et Iorgos Pavlopoulos, Dize Warmstyle Dizaster, Alternatives/L’œil d’Horus, 2005 p44
- Tristan Manco, Graffiti Brasil, Thames & Hudson, 2OO5
- http://www.artistikrezo.com/art/street-art/blek-le-rat-interview.html (dernière consultation le 6 mars 2014)
- 1,23 millions le 14 février 2008 à Sotheby’s pour Keep it Spotless
- Fred Chéreau, Rap Killer, Fleuve noir, 1993
- Bernard Fontaine, Graffiti, une histoire en images, Eyrolles, 2011
- http://www.lesinrocks.com/2009/08/26/actualite/societe/rencontre-avec-zevs-artiste-francais-arrete-a-hong-kong-1138020/ (dernière consultation le 6 mars 2014)
- http://canalstreet.canalplus.fr/emissions/interviews-arts/interview-de-zevs (dernière consultation le 6 mars 2014)
- Bernard Fontaine, Graffiti, une histoire en images, Eyrolles, 2011
- Jérôme Mesnager, Ma vie en blanc, Le Voyageur Editions, 2010, p.70
- Interview de Gérard Zlotykamien par La Fondation Cartier (exposition « Né dans la rue » du 7 juillet au 29 novembre 2009) http://www.dailymotion.com/video/xakxuy_gerard-zlotykamien-les-ephemeres_creation (dernière consultation le 6 mars 2014)
- John Hersey, Hiroshima, Alfred A. Knopf, 1946 (extrait paru dans Le Monde Diplomatique en août 2005)