Je lisais l’autre jour le dernier livre de notre ami Bertrand Redonnet et je me faisais la réflexion suivante : il est quand même curieux que cet auteur, qui revendique son exil volontaire en Pologne, à la frontière biélorusse, ancre généralement ses livres dans le terroir qui l’a vu naître, à savoir la campagne profonde du Poitou. C’était déjà le cas dans son précédent livre, Zozo, et c’est toujours le cas ici, dans « Le Diable et le berger ». Forcément, me direz-vous, puisque le héros (ou anti-héros) dont on raconte l’histoire est un protagoniste que le lecteur avait déjà rencontré dans le premier livre. Certes, certes. Il n’empêche, pourquoi toujours situer l’action dans cette région précise du Poitou ? Parce que Bertrand n’en connaitrait pas d’autres ? Bien sûr que si, car tel un marin sans amarres (lui qui n’aime pas l’océan), il a bourlingué un peu partout. Il aurait donc très bien pu situer l’action dans une autre région de France ou faire voyager son personnage ailleurs en Europe. En Espagne, par exemple (pays que le vieil anarchiste qu’il est doit apprécier par sa guerre civile de 1936 et par la lutte clandestine contre le franquisme qui a perduré dans l’ombre pendant des décennies) ou en Pologne, où il habite.
Mais non, il revient toujours dans ses romans à cette région aux confins de la Vienne et des Deux-Sèvres, probablement parce que c’est le pays de l’enfance, cette terre où il a grandi, mûri, où il est devenu homme et d’où finalement il est parti pour découvrir le monde. Cette terre restera à jamais l’endroit qui est le sien. Les paysages, les vents, les tempêtes d’hiver, les lignes des grands peupliers, la rivière, le petit village (ce microcosme qui dit à lui seul l’univers tout entier) c’est tout cela qui a fait de Bertrand ce qu’il est et c’est pour cela qu’il y retourne par l’écriture, pour remonter à la source et essayer de comprendre le sens de la vie. Et nous, lecteurs, qui sommes d’un autre région, d’un autre univers, nous comprenons parfaitement ce qu’il nous dit, car nous avons également au fond de nous une rivière, un village ou un petit bois où nous avons vécu enfants. C’est la force de la littérature de réveiller ce qui fut et qui a fait un peu de ce que nous sommes.
Mais si le paysage est toujours sous-jacent chez Bertrand, c’est surtout les hommes (et les femmes) qu’il raconte ici, avec leurs désirs, leurs faiblesses et leurs actions qui ne sont pas toujours louables. Ce n’est pas un roman moral. On ne juge pas ici, on décrit. On décrit comment les idées et les passions de chacun vont se confronter avec celles des autres, qui sont différentes. Mais cela provoque des frictions et on frôle souvent le drame avant d’y tomber tout à fait. Stéphane Beau, dans son introduction, parle de véritable tragédie, presque au sens grec du terme. Il n’a pas tort, il y a de cela, en effet. Sauf peut-être que les héros ne sont pas des nobles comme chez Corneille ou des rois et des princes comme chez Sophocle. Ce sont de petites gens, mais par ce côté simple et ordinaire, ils sont plus proches de nous encore car les choses qu’ils vivent au quotidien sont aussi les nôtres : la vie en couple, les disputes, le désir parfois d’aller voir ailleurs si l’herbe n’est pas plus verte.
Le héros principal, Guste Bertin, est en marge de la société. D’abord il n’a pas de père officiel et cela a marqué son enfance. Ensuite, adolescent, il a quitté le village pour aller au collège, ce qui l’a rendu différent aux yeux des autochtones. Enfin, comme membre du Conseil communal, il représente évidemment l’opposition et il est toujours contre tous les projets que propose le maire. C’est l’occasion pour l’auteur de nous décrire quelques scènes épiques, où la truculence du langage est savoureuse. Cependant, derrière ces intrigues de village, c’est une nouvelle fois toute l’âme humaine qui est mise à nu, l’ensemble des conseillers municipaux préférant peureusement et servilement se rallier à l’avis de la majorité plutôt que de défendre les idées généreuses de cet anarchiste campagnard.
Dans ce village, il y a bien entendu un curé et quand on sait tout le mal que pense Bertrand de la religion, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il donne à celui-ci un rôle conventionnel, bien au contraire. C’est qu’il a beau être curé, le prêtre est aussi un homme à l’âme tourmentée, comme tout un chacun, et pour lui comme pour le héros la limite entre le bien et le mal n’est pas toujours bien tracée.
Dans ce roman, il y a des femmes, aussi. La femme de Bertin en a assez de la vie quotidienne qu’elle mène avec son homme grognon et, voyant son couple se déchirer, elle essaie de trouver ailleurs ce qu’elle ne trouve plus chez elle. Je n’en dirai pas plus, mais le noeud de l’intrigue est là, intrigue rondement menée à la lecture de laquelle on ne s’ennuie jamais. Mais je le répète, derrière toutes ces scènes truculentes, il y a toujours une réflexion sur la vie et les passions qui nous animent. Jamais l’auteur ne juge ses personnages. Il décrit leurs faiblesses, il les voit s’écarter du droit chemin, mais quelque part il les comprend et ne les blâme pas. Et si quelqu’un est puni à la fin, c’est finalement pour un meurtre dont il n’était pas directement responsable. Le destin, une nouvelle fois, est impénétrable, ce qui nous renvoie décidément à la tragédie grecque déjà évoquée.