Édith Ringuette - Nos retrouvailles en 2005, après 32 ans de séparation.
On croit avoir le temps. On reporte à plus tard le temps partagé. Et soudain... il n'y a plus de temps.
Jeudi 8 mai 2014, à 23 h 15, un message surgit sur le réseau Facebook :
Bonjour Christiane. J'espère que tu vas bien. Je tenais à prendre de tes nouvelles mais aussi à te donner des nouvelles de notre tendre amie. Je reviens tout juste de l'hôpital visiter Édith qui malheureusement à une santé défaillante. Elle a demandé que je t'avise de la situation mais a aussi émis le souhait que tu ailles la visiter.
Il y a urgence. Je n'hésite pas à téléphoner malgré l'heure tardive. Il est 23 h 16. Ma décision est déjà prise. J'annonce mon arrivée pour demain après-midi.
Le temps est suspendu. N'existe plus que le désir d'être auprès de mon amie qui a su trop bien se taire sur le mal qui la rongeait. Un tourbillon de pensées m'assaille. Mille questions. Comment n'ai-je pas deviné? La fatigue exprimée. L'abandon des cours qui la passionnaient. Le sentiment de sa solitude. J'anticipe déjà mon impatience devant la longueur du trajet pour arriver jusqu'à elle.
Nuit agitée. Édith prend toute la place. Tout ce qui n'est pas elle devient secondaire. J'opte pour le départ de 9 h 30 avec l'intention de me rendre directement à l'Hôpital, bien décidée à ne plus la quitter. Un vent froid bouscule mes idées. Une main invisible me serre le cœur. C'est douloureux... comme une fêlure. Il est 8 h. Je veux téléphoner à Marie qui m'a prévenue hier nuit. C'est le numéro de l'hôpital qui surgit sous mes doigts. Non, je ne suis pas de la famille. Je suis l'amie et avant de quitter Chicoutimi je voudrais savoir si c'est possible de lui dire que je serai près d'elle dans quelques heures. – Avant de quitter le Saguenay, vous devriez parler à un membre de sa famille me dit poliment la voix.
J'attends. Le temps de un instant SVP. J'entends mon nom. J'entends le ton de mon nom. Le ciel est noir. Édith a cessé de m'attendre à 7 h, ce vendredi matin du 9 mai 2014.Le pensionnat Édith, nouvelle venue au pensionnat St-Dominique de Jonquière que j'accueille, moi la résidente d'expérience après un an de séjour dans cet univers clos. Édith que je guide jusqu'au dortoir avec son trousseau de pensionnaire à ranger. Édith qui me confiera plus tard que j'ai su plaire à ses parents au point de lui recommander de devenir amie avec moi.
Elle est la seule qui a droit de lire mon journal intime. La confidente. Parfois la rivale à la conquête des meilleures notes. Notre amitié n'est pas fusionnelle. Je suis sportive et passionnée de lecture. Elle est pragmatique, studieuse et sélective. Nous partageons un même espace dans une sorte de confiance fraternelle, l'une sachant compter sur l'autre quand cela importe, sans pour autant avoir besoin l'une de l'autre. Nous avons 12 ans. Je dit que je serai écrivain. Elle promet d'acheter mon premier livre. Je rétorque : toi, je te le donnerai. Février 1968. Lancement de mon recueil de poème Écoute. Édith me tend un billet de $2, prix du livre. Je lui dédicace et dit, telle la promesse faite six ans plus tôt :
– Toi, je te le donne. – Tu t'en souviens? fait-elle, émue.
Je comprends qu'elle n'avait jamais oublié. Et cela dit tout d'elle.Au dos de la préface, il y avait ce texte dédié à Édith. Chaque lettre de son prénom initiant un vers :ÉcouteÉcoute en toi-même l'appel de la vieDétruits ta jeunesse à aimer cette vieInscris en ton âme un sourire innéTue en ta mémoire les larmes versées.Hélas! Tu seras comme tous vaincue par toi-même.Je crois que cette promesse tenue a scellé à jamais une amitié contre laquelle ni le temps ni le silence n'ont rien pu.Années 1970-1972. Nos chemins se sont écartés. Nos lettres s'entrecroisaient au-dessus de l'Atlantique et s'y sont noyées... peut-être. Les amours, le travail, la distance. Il n'y a plus d'abonné au numéro composé. Des numéros, j'en ai composés beaucoup. Tous les Ringuette du Québec ont été dérangés. Toutes les pistes aboutissaient à un cul de sac. Sporadiquement, je reprenais mes recherches. Puis les délaissais. Jusqu'à qu'en 2004. D'avoir été effleurée par la grande faucheuse m'a convaincue de ne plus remettre à demain ce qui me tenait tant à cœur. Ville par ville, partant du Lac-Saint-Jean, j'ai pisté toutes les adresses, confiant à de nombreuses boîtes vocales ma ferme volonté de retrouver Édith. Avec succès. Lorsqu'elle a téléphoné tout est devenu lumineux. Jamais je n'ai ressenti le creux des 32 ans passés.Depuis, nous avons accumulés des souvenirs. Elle adorait les bleuets chocolatés des Pères Trappistes. Jadis, sa friandise favorite était la kit-kat; j'en ai toujours conservé dans mon congélateur... pour quand elle viendra.
Si patiente quand il s'agissait de coudre et même de faire de la dentelle, elle n'aimait pas tellement écrire.
– Écris-moi au moins un mot. Juste un mot, disais-je.
Peu après, mon facteur me livrait une lettre. Page unique sur laquelle il n'y avait qu'un seul mot : Édith.Nous avons passé de longues et belles heures à marcher au Jardin botanique de Montréal. J'ignorais que le prochain rendez-vous serait contrarié par mon cancer. Nous avons partagé du chocolat aux noisettes à chaque halte sur un des bancs publics sans savoir que nous ne nous reverrions plus jamais. Le cancer venait de trouver un autre proie.
La veille de sa mort, elle a fait promettre à Marie de me prévenir et de me dire qu'elle m'attendait. Trop tard déjà. Et je pense à tout ce que je n'ai pas eu le temps de lui dire. Ces souvenirs que j'évoque ici, mais surtout la place immense qu'elle avait dans mon cœur. L'importance qu'elle a eu dans ma vie.
L'amitié est une relation d'amour. C'est une magie où deux êtres s'acceptent sans rien attendre. Une âme sœur. Un cadeau magnifique de la vie. Un privilège. Et cela n'a pas de fin. Même la mort ne peut tuer ce lien.
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Édith à gauche derrière moi. Nous avions 18 ans et notre classe célébrait la fin de l'année scolaire par une croisière à Tadoussac, payée à même les profits d'un spectacle que nous avions donné à l'école Lafontaine.