Sur le premier film d’Abdellah Taïa, L’Armée du salut
L’asile de nuit de l’Armée du salut, à Genève, n’ouvre le matin qu’à sept heures : voilà ce qu’apprend le jeune Abdellah ce matin-là, après une longue errance dans les rues froides de la cité de Calvin. Mais le gardien de nuit de la salutiste auberge n’est pas le mauvais bougre : ainsi ouvre-t-il la porte au sans-domicile momentané avant de déposer, au chevet du lit où le jeune homme s’est effondré, visiblement claqué, une pomme et un yoghourt. Or c’est en ce même lieu que, peu après, se pointera un autre migrant, débarqué de Meknès, auquel Abdellah proposera de partager une orange, et qui lui chantera d’abord une chanson de leur pays, par manière de reconnaissance fraternelle. Derniers beaux gestes humains du premier film de l’écrivain Abdallah Taïa : dernières touches sensibles d’un bel ouvrage qui en est tissé de part en part
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Dix ans plus tard, un nouvel Abdellah paraîtra, d‘abord en petit ami moyennement consentant d’un touriste suisse dont on apprendra plus tard qu’il est prof à l’Université de Genève et qu’il a aidé le jeune Marocain à faire des études et obtenir un visa pour la Suisse. Or, tombant par hasard, dans les locaux de l’université genevoise, sur son ancien ami, Abdellah le repousse au dam de celui-ci, qui le traite alors de profiteur et même de « pute ». Terme aussitôt assumé par le jeune homme, sans trace de cynisme mais parce que sa liberté s’est forgée au prix d’une relation de dépendance dont le « riche » a profité autant que le « pauvre ». Alors celui-ci de préférer l’Armée du salut à une trop facile (et trop dépendante) protection, en attendant sa prochaine intégration…
Sans pathos ni lourdeur démonstrative genre « film gay militant », L’Armée du salut, transposition du roman autobiographique éponyme d’Abdellah Taïa (Seuil, 2006) tient l’écran, si l’on peut dire, grâce aux images épurées d’Agnès Godard et à l’interprétation, au premier rang, des deux avatars d’Abdellah (Saïd Mrini et Karim Ait M’Hand), d’une égale justesse de ton et d’une qualité de présence à l’avenant.
Focalisé sur le personnage d’Abdellah, le film de Taïa vaut aussi par l’évocation, même elliptique, du milieu familial où l’autoritarisme de la mère le dispute aux accès de violence du père, et d’un entourage masculin où les jeunes garçons servent d’exutoires aux pulsions d’hommes frustrés. Fort heureusement, c’est par l’image sobre et pure, les cadrages1, la modulation des plans et ce qu’on pourrait dire un dialogue « taiseux » que l’écrivain a « sublimé » toute redondance littéraire.
À relever enfin que L’Armée du salut, qui sera projeté en avant-premières mardi et mercredi prochains à Genève et Lausanne, en présence du réalisateur, a déjà été récompensé par le Prix spécial du jury du festival Tous écrans de Genève, en 2013, et par le Grand prix du jury au festival Premiers plans d’Angers, en 2014.
Dans les salles romandes dès le 4 juin.