Aujourd’hui, à l’occasion de la fête des mères, je me propose d’évoquer avec vous quelques célèbres figures littéraires de la maternité ; si vous êtes bon lecteur, vous les connaissez déjà, je n’ai donc pas l’intention de vous apprendre quelque chose, j’écris ça juste pour le plaisir.
Colette, La maison de Claudine, 1922 : Est-il encore bien utile de présenter Sido ? En dépit de son titre, La maison de Claudine ne s’inscrit pas directement dans la série des Claudine co-signée (faute d’avoir été effectivement co-écrite) par Willy, le mari de Colette : un signe qui ne trompe pas est que le nom de ce voyou n’apparait justement pas sur la couvrante. Plus question désormais de raconter une vie par le menu en insistant sur les audaces de l’héroïne : plutôt qu’un récit structuré avec un début et une fin, Colette nous offre un tableau, par petites touches, de son enfance, ne laissant plus le temps s’écouler mais l’obligeant, au contraire, à s’arrêter sur cette période. Quant à l’héroïne, Claudine laisse désormais le devant de la scène à Sido, cette mère fictivement absente dans la série Claudine, comme si l’auteur avait voulu attendre de pouvoir lui consacrer ce à quoi elle avait droit, c’est-à-dire le haut de l’affiche, sans que le portrait de cette figure maternelle idéale bien que tout à fait vivante ne soit perturbé par les péripéties de son alter ego de papier. Pari réussi : Sido est restée dans la postérité comme l’image même de l’amour maternel, avec le dévouement, la tendresse et les alarmes que cela implique. « Où sont les enfants ? » est bien plus qu’une phrase de la mère donnant son titre à une anecdote, c’est le cri du cœur d’une mère craignant de perdre ce qu’elle a de plus cher, c’est le résumé de toute une époque où l’individu peut se reposer sur la vigilance d’un être qui ne cessera jamais de l’aimer.
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Hervé Bazin, Vipère au poing, 1948 : Folcoche, la mère de Jean Rezeau, est l’anti-Sido déclarée : Colette ne s’y était d’ailleurs pas trompée en s’étranglant de rage à l’idée de voir Hervé Bazin récompensé par l’Académie Goncourt. Il est pourtant salutaire de lire les deux romans, ne serait-ce que pour garder à l’esprit que si une mère peut être Sido, elle peut aussi être Folcoche ; sans forcément parler de toutes les sautes d’humeur que peuvent connaître nos chères mamans, il y a bien, encore aujourd’hui, des femmes qui ont des enfants parce qu’elles ne peuvent pas avoir de chiens et elles ne font pas toutes forcément la une des journaux comme celle de la petite Fiona… Mais il serait illusoire de résumer le conflit entre l’alter ego de papier de Bazin enfant à la confrontation entre un enfant martyr et une mère indigne : Jean Rezeau n’est pas un simple enfant martyr, il ne se laisse pas faire, il se rebelle, se révolte, mène le combat de sa fratrie contre cette génitrice infâme et dictatoriale, il finit même par être (en grande partie ironiquement, il est vrai) reconnaissant envers sa mère qui, sans le vouloir, lui a inculqué l’esprit combattif. Quant à la mère indigne, elle n’est finalement que la partie émergée de l’iceberg d’un ordre social injuste et violent contre l’ensemble duquel l’auteur se révolte : religion assénée, hypocrisie morale, mépris du peuple, étouffement des pulsions naturelles, tels sont les piliers d’une bourgeoisie que l’auteur renie et dont la mère est la porte-parole indéfectible. Le conflit est en somme plus social que vraiment familial, comme l’atteste le refus même du narrateur d’appeler Folcoche « maman ».
Cliquez pour agrandir. Ce dessin fait partie des illustrations des « Coups de gueule » de Mikaël Tygréat, commandez-les !
Albert Cohen, Le livre de ma mère, 1954 : D’origine modeste, Albert Cohen a chanté dans son livre l’amour d’une mère pour son fils mieux que n’a su le faire n’importe qui et mieux que n’aurait su le faire cette pauvre femme qui n’a pas eu le même accès que son fils à l’éducation et n’aurait jamais pu embrasser la prestigieuse carrière que ce dernier a connue ; comme tout le monde, il s’en veut de ne pas avoir su l’aimer comme elle le méritait et à ce regret s’ajoute le remords d’avoir eu honte d’elle devant les encravatés que son travail de diplomate l’amenait à fréquenter. Maintenant qu’elle n’est plus là et qu’il n’a plus que ses yeux pour la pleurer, il réalise à quel point sa réussite est dérisoire en comparaison de l’amour qu’elle lui donnait, il en arrive même à dire que les nations du monde, toutes périssables, sont de peu de valeur en comparaison de l’amour, en revanche éternel car inconditionné, de sa mère. On peut juger que cette dernière ressemble à l’archétype de la mère juive, mais la grâce de Cohen aura justement été de s’appuyer sur l’image de sa mère pour réhabiliter cette figure souvent tournée en dérision. De toute manière, l’ouvrage est trop émouvant pour permettre la moindre ironie, l’auteur ayant manifestement pris le parti de laisser parler sa tristesse de fils endeuillé et sa nostalgie des années passées sans que la raison, cette grande prétentieuse, ait son mot à dire ; une œuvre très personnelle dans laquelle tout le monde peut cependant se reconnaître et, précisément, tout le monde s’y est reconnu.
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Morris et Goscinny, Ma Dalton, 1971 : René Goscinny écrivait les aventures de Lucky Luke depuis plus d’une quinzaine d’années quand il se décide enfin à faire entrer en scène la mère des Dalton, personnage qui occupe une place à part dans l’univers de Morris : ce n’est pas à proprement parler une « méchante », Lucky Luke ne juge pas nécessaire de la poursuivre quand elle s’enfuit à la fin de l’histoire, et pourtant, elle est bien la première à avoir vraiment fait peur à l’homme qui tire plus vite que son ombre mais dont la main est à deux doigts de flancher quand il doit se battre en duel avec la mère de ses ennemis jurés. Paradoxalement, donc, c’est l’entrée en scène d’une mère jouant pleinement son rôle qui marque la fin du manichéisme dans les aventures de Lucky Luke et donc leur entrée dans l’âge adulte : Ma Dalton n’a aucune raison personnelle d’en vouloir à Lucky Luke, elle ne s’en prend à lui que pour défendre ses fils. Elle est d’ailleurs la seule, à part le « poor lonesome cow-boy » à n’avoir absolument pas peur d’eux et à ne voir en eux que des garnements un peu turbulents, et si elle met une fessé à Joe (ce qui semblerait déjà démesuré à tous ceux qui ont peur de ce petit teigneux), ce qu’elle lui reproche n’est pas d’avoir attaqué les banques mais de l’avoir fait sans en avoir reçu l’ordre de sa part. Le message est clair, et Goscinny, qui a longtemps vécu avec sa mère, le savait mieux que personne : pour une mère, au-delà de toute considération de son amour, son fils sera toujours un petit enfant voire un bébé. Une réalité qui en fait baver plus d’un…
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Cavanna, L’œil du lapin, 1987 : Après l’autofiction Maria, Cavanna aurait pu s’en croire quitte avec son autobiographie ; ça n’aurait pas rendu justice à cette figure évoquée dans les Ritals mais largement éclipsée par son père : sa mère. Le père n’est pas totalement absent de ce complément au récit de l’enfance de Cavanna, l’auteur lui laisse même régulièrement la parole pour raconter des histoires apparemment extravagantes mais toujours porteuses d’une vérité importante pour qui sait lire entre les lignes. Toutefois, la mère occupe désormais le devant de la scène et à la simplicité et à l’humilité du père se substitue la soif inextinguible de la mère de s’élever au-dessus des réalités de son milieu extrêmement modeste, son fils ayant la lourde tâche de porter sur ses épaules tous ses espoirs de promotion sociale. Si l’ouvrage s’intitule L’œil du lapin, ce n’est pas par hasard ; sans déflorer le sujet, disons simplement ceci : bien plus que le symbole du dégoût de la souffrance et de la mort qui anima Cavanna jusqu’à son dernier souffle, l’œil du lapin sera la cause de la déception, que dis-je, de la mise en échec définitive de l’amour maternel. Souvent méprisé au profit des best-sellers que furent Les Ritals et Les Russkoffs, L’œil du lapin est donc un tome majeur dans la mesure où il montre que le pont entre la jeunesse de Cavanna et la carrière de pamphlétaire qui l’a rendu célèbre se situe bien avant le traumatisme de la guerre et du STO ; la boucle est bouclée, les années de vieillesse ne seront qu’un supplément qui fournira la matière de l’ultime tome, le poignant Lune de miel. De plus, L’œil du lapin nous ramène à cette vérité première de l’amour maternel : il est toujours désespéré et ne peut pas être autrement, car si une mère voit toujours le fruit de sa chair comme un enfant, son rejeton, lui, devient fatalement adulte et finit par ne plus vouloir être la chose de sa mère. C’est l’amour le plus éternel, le plus inconditionné et donc le plus fatalement désespéré, celui qui donne le plus de remords et le moins de possibilités de réparer son erreur à celui qui ne le paie pas de retour… Jules Renard n’avait pas tort, les orphelins ont presque de la chance !
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À bientôt pour de nouveaux coups de cœur littéraires.