Lise de La Salle et Schumann

Publié le 24 mai 2014 par Rolandbosquet

     En vertu des pouvoirs qui leurs ont été conférés le jour de sa naissance, mes voisins Juliette et Mathieu m’ont nommé nounou en chef de leur fille Anaïs pour la journée d’hier. Au grand désespoir de mon chat César qui voit alors ses habitudes bousculées, la jeune donzelle arbore bruyamment ses vingt-cinq mois, un bagou soutenu et une vitalité inaltérable. Il y a six mois déjà, (chronique du 08 novembre 2013) l’un de ses jeux préférés consistait à éparpiller les boitiers de disques un peu partout dans la maison. Ses favoris étaient alors Verdi à cause sans doute de l’illustration haute en couleur de la Traviata, Vivaldi pour les belles photographies de Venise, Scriabine et Ravel. Plus tard, elle essaya Liszt et Mahler mais préféra Mozart dont elle écouta religieusement les variations pour piano "Ah vous dirai-je maman" ou "Lison dormait" par Daniel Barenboïm. Sa petite taille  lui épargna toujours Bach et Busoni. À l’heure de la sieste, moment sacré s’il en est chez le Papet, elle revint à Robert Schumann et m’apporta la dernière production de Lise de la Salle. Et les "scènes d’enfants" de virevolter bientôt autour de ma jeune pensionnaire. Joyeuses, légères, drôles, amusantes et amusées, traversées de ces rires aériens qui aiguaieront plus tard la demeure du compositeur. Anaïs joue à colin-maillard, saute sur le cheval de bois et tremble en entendant le croquemitaine avant de gagner le pays des songes paisiblement alanguie sur le canapé avec "l’enfant s’endort" et "le poète parle". Son souffle est trop léger pour troubler ensuite la déclinaison des la, si bémol, mi et sol qui représentent pour Robert Schumann les cinq lettres du nom de celle dont il est alors fou amoureux, Meta Abegg. Lise de la Salle montre là qu’elle n’est pas seulement la pianiste de la gravité et du sérieux de Mozart ou de Bach. Elle s’y dévoile au contraire lumineuse de légèreté et d’espièglerie. Lorsque le silence retombe, ma jeune amie tourne la tête, reprend son pouce et lâche un long soupir. Va-t-elle se réveiller déjà ? Mais Lise de la Salle s’engage dans  le premier mouvement de la fantaisie en ut majeur (opus 17). Elle y retrouve d’emblée l’éblouissante palette de couleurs, les graves profonds et fournis, la puissance et le souffle qu’on lui a connu avec Liszt ou Chopin. Comme si elle cherchait à fuir toute subjectivité féminine pour rejoindre Beethoven à qui la pièce est dédiée. Je préfère bien encore et toujours, bien entendu, l’interprétation de Sviatoslav Richter pour sa rondeur, sa richesse et sa plénitude. Mais lorsque la pluie fouette les vitres des fenêtres de la terrasse et que le vent bouscule les cimes des bouleaux, celle de Lise de la Salle teinte la grisaille de soleil et de rêves d’été. C’est pourquoi je laisse le disque reprendre sa course au début. La dixième scène si justement intitulée "Presque trop sérieusement" s’achève lorsque ma vacancière d’un jour ouvre les yeux. Immobile et concentrée sur le silence, elle suce son pouce avec ardeur. Mais lorsque les premières notes signalant l’arrivée du "Croquemitaine" s’annoncent, elle s’assoit d’un bond : « gâteau ! ». On voit par-là que rien ne peut empêcher le monde de tourner, fusse de guingois. 

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