Magazine Journal intime

Exclusion

Publié le 18 mai 2008 par Ali Devine

27 septembre. Du professeur de mathématiques

Naoufel : attitude totalement inacceptable. Il lui faut, pour chaque heure de cours avec moi, au moins 20 minutes pour sortir ses affaires. Il passe son temps à s'amuser, se lève pour circuler dans la classe, éternue aussi bruyamment qu’il en est capable pour faire rire les autres, parle avec des élèves situés à l’autre bout de la classe...

Bref, en plus de ne fournir aucun travail, il perturbe gravement le cours !

27 septembre. Du professeur d'EPS

Elève concerné : Naoufel. Tenue oubliée. Arrive en retard. N'écoute pas les consignes. Sur le trajet vers le stade, traîne ou traverse la route sans autorisation. Répond insolemment aux remarques.

4 octobre. Du professeur de SVT

Naoufel à son habitude se déplace beaucoup en cours et essaye par tous les moyens de se faire remarquer. Quand je lui ai pris son carnet de correspondance, il s'est levé et a tenté de m'intimider en parlant fort et en faisant des mouvements de colère pour connaître la raison de mon geste.

24 octobre. Du professeur de mathématiques

Naoufel n'a cessé de faire du bruit pendant le contrôle (il se chamaillait avec Agit pour une règle et un crayon). J'ai dû l'exclure.

8 novembre. Du professeur de français

Agit et Naoufel arrivent en retard. Ils n'ont pas fait le travail demandé pendant les vacances. Naoufel n'a ni cahier ni feuille et refuse de prendre le cours en note. Très perturbateur.

27 novembre. Du professeur de mathématiques

Naoufel répond à la moindre remarque que je lui fais : "ça me fout la rage, ils me foutent tous la rage ici."

Et caetera, et caetera. Plusieurs rapports ultérieurs suggèrent que Naoufel est en train de se déscolariser à l’intérieur même du collège : il est en général présent à la grille à huit heures du matin, mais il ne vient qu’à deux ou trois cours ; le reste du temps, il traîne dans les couloirs, rumine de mauvais coups qu’il n’a pas l’énergie de mettre à exécution, ou s’assoit dans les coins tranquilles, avec quelques collègues en glandouille, pour discutailler en attendant que la journée se termine. Cette situation très étonnante est assez courante chez les mauvais élèves, qui détestent les cours mais voient le collège comme une seconde maison.

Au début du mois de février, Naoufel est exclu huit jours en raison de son attitude durant les cours, mais aussi pour s’être « montré particulièrement insolent et provocateur envers une surveillante. » Je crois me souvenir que celle-ci avait eu l’audace de lui ordonner d’aller en cours.

A partir de cette date, je perds un peu la trace de cet élève, dont je suis pourtant le professeur principal. J’apprends de façon fortuite qu’il est pris en charge par des gens des services municipaux et par DPTS, l’association qui s’est aussi occupé -avec quelle efficacité- de Josué Ndjaga. Il revient de temps en temps en cours, et se tient relativement tranquille. Je ne reçois, à son sujet, qu’un seul rapport :

18 mars. De la professeure d'espagnol

Naoufel hurle en cours : "Je doooors".

La collègue a fait le même constat que moi : ce garçon pue le shit dès huit heures du matin. Je demande alors à l'infirmière de le convoquer dans son bureau pour un entretien. Elle ne m'en a rendu aucun compte. J’ignore même si elle a fait droit à ma requête.

J’avoue ma lâcheté : soulagé de ne plus entendre parler de cet emmerdeur, préoccupé par mille autres choses, je ne pousse pas plus loin mes efforts. Au début de l’année, j’ai rencontré sa mère, je lui ai parlé presque toutes les semaines au téléphone. Résultat : aucun. Naoufel a continué ses conneries. Nous sommes au printemps, encore quelques semaines à tenir et il disparaîtra de mes listes. Certes, j’ai affaire à un adolescent en danger, mon devoir est de tout faire pour l’empêcher de s’autodétruire. Mais, mais, mais. Son faible avenir m’attriste. A cela se limite ma compassion désormais inactive.

Comme je l’ai raconté ici même, le mois d’avril a été, à Félix-Djerzinski, une période extrêmement tendue, émaillée d’actes de violence et d’indiscipline qui paraissaient d’autant plus graves qu’ils étaient insuffisamment réprimés. Tous les professeurs du collège étaient alors à cran et réclamaient une poigne de fer contre les perturbateurs. C’est ce moment que Naoufel a choisi pour se rappeler à notre bon souvenir ; on ne peut qu’admirer son flair. Deux ou trois jours avant les vacances, il a participé à une ridicule tentative de blocage de l’établissement. Une enseignante l’a aperçu qui portait une grille de chantier et la déposait devant l’entrée ; d’autres élèves l’accompagnaient mais sa réputation est telle que lui seul a été immédiatement reconnu. Il n’a d’ailleurs rien fait pour se cacher –quand on me raconte l’histoire, je suis sur le point de m’écrier « mais il aurait tout de même pu tirer sa capuche ! » Lui et ses potes avaient vu à la télévision que des lycéens barricadaient leurs établissements et en interdisaient l’accès ; ils avaient trouvé ça cool et avaient voulu faire la même chose. Et maintenant il nous tire son éternelle tête d’ahuri, et s’enferre dans des explications lamentables : il n’a pas porté la grille, il se serait borné à mettre la main dessus, pas longtemps, juste quelques secondes, pendant que d’autres personnes dont il ne peut nous révéler le nom perpétraient le forfait. (« Assume un peu tes actes, bordel ! De quoi t’es fait, Naoufel ? d’éponge ? »)

Je suis convoqué à son conseil de discipline en ma qualité de professeur principal. Vu son dossier et l’air du temps, je ne mise pas un centime sur ses chances : il sera exclu définitivement, c’est sûr comme la mort. A l’approche de l’heure fatidique, je suis presque guilleret : ça lui fera les pieds, ça servira de leçons aux autres, et ça nous débarrassera d’un fameux boulet. Hop ! Du balai, Naoufel ! J’en rigole avec mes collègues. Je suis un imbécile.

Un quart d’heure avant le début du conseil, je m’aperçois que l’accusé patiente près du secrétariat, avec ses deux parents. Je vais les saluer, par courtoisie et aussi pour déminer le terrain. Je n’aime pas beaucoup les éclats ; autant les préparer à l’inéluctable, ça nous évitera peut-être un coup de sang comme il s’en produit parfois dans ces circonstances.

Elle est mère au foyer ; c’est la mamma méditerranéenne typique, qui a fait ce qu’elle a pu pour nourrir et élever tout son monde. Quand je suggère qu’elle a peut-être trop gâté son fils, elle me répond : « Mais monsieur, nous, on fait avec ce qu’on a. Quand on a de quoi, la table est bien garnie ; sinon, eh ! on mange du riz. » Le père est taxi de nuit. Il paraît sincèrement consterné. Je lui dis que je suis désolé de faire sa connaissance dans ces circonstances ; il dit, avec un sourire las : « Ce sont les aléas de la vie. » Nous discutons un peu du cas de Naoufel, qui est là et paraît encore plus hébété que d’habitude. Son père amorce le geste de lever les bras au ciel. Sa mère le défend d’une façon bien particulière ; on pourrait presque dire qu’elle plaide l’irresponsabilité. Après avoir soutenu pour la forme la version des faits présentée par son fils, elle dit : « Mais vous savez, monsieur, Naoufel il est bête. Il est bête ! Oh, oui, c’est un imbécile. Il est grand et on dirait pas quand on le voit comme ça, mais dans sa tête, c’est juste un tout petit enfant. Cinq ans, il a ! Alors il voit les autres faire une bêtise, et il ne peut pas s’empêcher d’y aller. Les autres l’appellent, parce qu’ils savent que lui il ne peut pas résister. On dit qu’il est dans tous les mauvais coups, d’accord ! Mais c’est pas lui qui commence. De toute façon, il est trop bête. » J’hésite : peut-être est-ce le moment de parler de l’odeur suspecte que dégage souvent leur garçon ?
Mais ils esquivent le sujet, et je n’insiste pas. Le père place la conversation sur un plan plus général. Il est né dans ce quartier il y a une cinquantaine d’années, il a été scolarisé dans ce même établissement ; il est triste de voir à quel point les choses se sont dégradées depuis son époque. Il me dit que son véhicule a été percuté deux jours plus tôt par un jeune qui n’avait pas de permis, ni sans doute de papiers ; comme le jeune en question s’est montré « correct », il a bien voulu qu’on s’arrange, mais en attendant c’est lui qui est dans une merde noire. Il ajoute qu’ils ont déjà pensé à déménager, pour arracher leurs plus jeunes enfants aux mauvaises influences ; mais sa femme et lui ont peur qu’ailleurs, ce ne soit pareil. Le père de Naoufel en veut beaucoup aux rappeurs ; la mère lui dit « oh allez, c’est pas à cause des paroles de leurs chansons que les jeunes tournent mal » mais il lui répond « attends, moi j’ai le temps de les écouter, les paroles, quand je tourne la nuit dans mon taxi. Des fois, ça me fait peur. » Pourquoi est-ce que c’est de pire en pire ? Et d’ailleurs est-ce que c’est vraiment de pire en pire ? Tout prof d’histoire que je sois, je n’ai aucune explication à leur fournir sur le pourquoi de ce grand échec dont leur fils est à la fois l’un des acteurs et l’une des victimes collatérales.

J’ai beaucoup de sympathie pour eux et je commence à regretter de m’être à ce point réjoui de l’éviction probable de leur fils. J’essaie de les préparer au dénouement probable du conseil de discipline : il est rare que le verdict soit autre chose qu’une exclusion définitive ; par ailleurs, les circonstances ne jouent pas vraiment en faveur de Naoufel. Tout à coup affolée, sa mère se penche vers moi : « Mais monsieur, vous allez tout de même pas le virer maintenant ? On est en avril ! Ça veut dire qu’en fait il aura pas classe avant septembre, dans cinq mois ! Vous croyez que ça va résoudre son problème, ça ? Et puis vous, vous le connaissez un peu, vous savez comment lui parler, vous savez où nous trouver, on vit juste à côté. Alors que dans son nouveau collège, y va arriver avec son dossier de mauvais élève, les autres vont tout de suite le regarder de travers ! S’il vous plaît ! » Je lui réponds prudemment que je ne suis pas habilité à prendre part au vote. Heureusement, car la décision m’apparaît tout à coup beaucoup plus difficile.

Au cours du conseil, chacun joue son rôle. Incapable de mentir de façon cohérente, Naoufel finit par avouer que oui, il a bien porté la grille qui barrait l’entrée du collège. M. Navarre, le principal, instruit avec fermeté ; j’observe son crâne bosselé et luisant dans le contrejour, en me disant que ceci est sans doute l’aspect le plus pénible de son métier. La mère est d’abord véhémente puis, ayant épuisé ses cartouches, elle retient dignement ses larmes. Une dame de la mairie, qui a brièvement suivi Naoufel, rend compte de ses vains efforts. Je rappelle en quelques mots le pedigree scolaire du garçon, en insistant sur le fait que bien avant son exploit il était déjà en train de nous échapper.

Pendant que les votants délibèrent, j’échange encore quelques mots avec la famille, puis je vais me dégourdir les jambes. Il fait très beau dehors, les oiseaux chantent. La douceur de l’air me fait penser à ces vieilles cartes postales de Staincy que j’ai vues dans une monographie : il y avait alors des vergers, des étangs pour pêcheurs à la grenouille, des routes pavées allant Dieu sait où, et sur les hauteurs des lieux de plaisir honnête où les Parisiens aimaient passer leurs dimanches d’été. Les choses changent.

Le conseil rend un verdict d’une clémence inattendue : exclusion définitive avec sursis ; au cours des trois prochaines semaines, Naoufel doit trouver un stage ; s’il se passe bien, nous favoriserons son passage dans notre troisième en alternance. Les parents sont très heureux et ne savent même plus à qui adresser leurs remerciements. La principale adjointe feuillette déjà son calepin pour trouver un patron complaisant susceptible d’accueillir notre petit protégé. Je vais féliciter le principal pour cette décision équilibrée. Nous convenons qu’il s’agit d’un pari risqué, mais qu’il faut le faire.

Cependant je suis persuadé que Naoufel ne saisira pas la chance qui lui est donné.
   


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