Mathias Lair, La Chambre morte par Brigitte Gyr

Publié le 04 juin 2014 par Angèle Paoli
Mathias Lair, La Chambre morte,
Éditions Lanskine, Collection Format libre, 2014.


Lecture de Brigitte Gyr

« HUMAIN, TROP HUMAIN ! »

La Chambre morte : un beau titre en forme de métonymie pour ce livre où le sort que s’administre, en se suicidant, la mère de l’auteur, vient contaminer jusqu’au lieu où s’est accompli ce qui ne se réparera plus. Un titre que l’on pourrait imaginer aussi s’étendre à cette chambre où s’énonce ce qui ne peut se dire ailleurs. Ce mélange composite de pulsions de mort, de pulsions d’amour bafouées, d’effondrements, de relevés de pulsions de vie : la chambre du psychanalyste, cabinet réel ou imaginaire, logé dans un coin du cerveau d’où le texte pourrait être issu. Mathias Lair ne manque pas de courage, voire de témérité, à exposer aux yeux du lecteur — crûment par endroits, mais toujours à travers le double filtre de la lucidité et de l’intelligence — ce qui l’est rarement de la sorte. Mais on nomme souvent courage ce qui n’est de fait que nécessité vitale. S’exposer ou exposer semble parfois en effet la seule alternative qui permette de dépasser cette forme de soumission rampante à la fatalité qui consiste à se taire. Et c’est bien le pari que fait ici avec lui-même Mathias Lair : dire — sans rien dissimuler des méandres du ressenti — le trauma, ce qui l’a précédé une vie durant, ce qui a suivi. Dire le chantage de trop qui a mené à la fin de tous les chantages, à la fin tout court de la mère, chantage découlant de cette nécessité : tenir debout. Et ce n’est pas une mince réussite qu’accomplit là Mathias Lair en affrontant et en exposant le pire, l’horreur d’avoir été, lui le fils, pris à témoin de l’ultime désespoir qui avait pris la forme, sa vie durant, d’une de ces litanies auxquelles, sous peine de crever, les proches cessent de prêter attention. Et d’avoir été rendu impuissant, à cause d’un téléphone mal raccroché, à plus de trois cent kilomètres d’où il se trouvait. Comment garder cela pour soi si l’on ne veut pas devenir fou ? Sort-on jamais indemne de son enfance ? La complexité des nouages à l’intérieur d’une famille est telle que, même dans le meilleur des cas, les choses sont rarement ce que les protagonistes pensent qu’elles ont été. Ici, toutefois, de nombreux épisodes de l’enfance du narrateur, ces plaintes incessantes de la mère — liées à une authentique fragilité, un indiscutable mal être — ont fini par le blinder, le faire tomber, enfant déjà, dans cette sorte d’indifférence qui est surtout un sauve-qui-peut face à la défaillance de celle dont il dépend : J’avais onze ans, je crus que c’était fini pour de bon, c’était dans les arènes de San Sebastian, face à cette boucherie... affalée dans un au-delà qui la rendait pâle. Je ne me sentais pas coupable... : enfin mon père et moi allions pouvoir couler une vie tranquille. Agencé selon un désordre trompeur (qui permet de retracer le pire et le meilleur de la mémoire au gré du va-et-vient de la pensée), La Chambre morte est un livre conçu avec une très grande habileté. Servi par une écriture sans fioritures, volontairement sèche, celui-ci souffle le chaud et le froid, alterne tendresse profonde et implacabilité non dépourvue d’une pointe de cruauté : comme dans ce passage sur les liens qui unissent la mère et le fils : Amour malgré tout, en un nouage étroit de bonheur et de souffrance... amour donc pas tant que ça pour l’autre. Elle a voulu me marquer, infester ma vie après sa mort. Que me hante le remords éternel de ne pas l’avoir «  mamaïfiée ». Une écriture qui épouse le vécu de l’enfance du narrateur reliée au vécu actuel tragique, et qui convoque en amont l’enfance de la mère et quasiment les mémoires ancestrales, jusqu’à la scène finale, la clôture : depuis la remise, par l’inspecteur chargé de l’enquête — obligatoire dans ces circonstances d’une mort sans témoin — des carnets où figurent les dernières lignes balbutiées sur le papier par la mère, jusqu’à la conclusion, remarquable de lucidité : En mourant maman me coupe la voie. Le deuil c’est accepter de ne plus se taper la tête contre le même mur, connu depuis toujours.... Accepter enfin que ce qui n’avait jamais été ne soit pas. Complétée par cette phrase si universellement vraie : désormais nous voici dans la réalité, nous ne cherchons plus ce que nous ne sommes pas, ce qui n’est pas. Nous sommes dans ce que nous sommes. Tant que cela durera, la vie. Déjà, lors de la scène primitive, les dés étaient pipés : mon père faillit en ne retenant pas son sperme, et maman voulut avorter. Elle me raconta la chose plus d’une fois, pour me dire, disait-elle combien elle avait été heureuse de ma naissance. Maman ne comprenait pas que je lui réponde qu’on ne raconte pas à son enfant qu’on a tenté de le tuer. Le ver était dans le fruit. Combien de malentendus, de gâchis pour une phrase lâchée sans malice, sans conscience. À partir de là, on assiste à une sorte de jeu de ping-pong où la balle lancée par le narrateur se heurterait au vide, à la mort. Je tourne en rond. Pas d’accès à celle qui se suicide... Ici sans mot et sans voix devant une scène vide. Une butée sur un néant. On pourrait s’arrêter là définitivement, au bord du trou, la tête vide. La même scène répétée indéfiniment : Il faut que l’un établisse son empire. Toute résistance est punie de mort. Ce jeu qui n’est pas qu’un jeu force à l’endurcissement, comme le met en évidence cette constatation que l’auteur s’applique à lui-même : Et si je ne faisais que lui appliquer la dureté qu’elle m’a apprise ? Ça reste indécidable. On sait Mathias Lair très attentif au double aspect psychologique et sociologique des rapports entre individus, notamment au sein d’une même famille. Dans un livre paru, par le hasard des programmations éditoriales, le même mois que La Chambre morte, aux éditions Henry, sous le titre Aïeux de Misère, il analyse les rapports de classe dans sa propre famille, ce qu’il fait aussi, plus incidemment, dans ce livre-ci, avec par exemple cette remarque concernant la mère du narrateur : Elle a fait comme ses parents rêvaient, sortir de la mélasse. Pour y arriver, il a donc fallu oublier ce qu’elle était. Endosser des habits nouveaux qu’elle portait mal, sans naturel... Devenue barbare de ne plus être là-bas sans être ici. Une phrase qui dit la coupure, lourde de conséquences, entre ce qu’on a été dans son enfance et ce qu’on sera dans la maison de l’autre, le mari, la ‘trahison’ quand elle n’est pas pleinement assumée, qu’est le fait de sortir du moule de la famille initiale, de gravir un ou plusieurs échelons, de trahir à la fois ses origines et le pacte tacite qui vous lie à votre famille, à votre classe d’origine, les dégâts ainsi engendrés. Le drame de ce suicide de la mère désormais âgée laissant son fils — après une ultime plainte, étrangement empreinte de colère — à des centaines de kilomètres de là, face à un téléphone non raccroché, était certes annoncé, précédé de mini-tentatives. Il n’était que la répétition d’un même subi par le narrateur depuis sa première jeunesse. Ce qui ne retire rien à l’épouvante, liée à la culpabilité qui remonte, lors de toute mort d’un proche, d’un parent, qui endosse les mauvaises pensées qui ont existé à l’égard de ce parent (et dieu sait s’il y en a eu depuis qu’on est en âge de penser, de s’exprimer, d’adresser ses cris ou ses piétinements pour un bonbon refusé, une injustice, une frustration, une tristesse...). Après l’épouvante, il y a l’abattement, les bons moments qui remontent ; c’est le lot quand le père ou la mère disparaît, a fortiori aussi brutalement. Tantôt fragments toxiques, tantôt fragments heureux, innocents — d’une innocence qui friserait ici l’impudeur si l’auteur, connaisseur de Freud et de ses émules, n’était pas aussi profondément conscient de ce qu’il fait, en disant, en écrivant... Paradoxalement, ce livre, qui peut paraître dur par endroits, car issu d’une scène terrifiante, est un livre qui peut aussi nous aider à accepter l’inacceptable que nous traversons ou qui nous traverse, à comprendre celui-ci. En refermant l’ouvrage, après avoir lu le constat tiré par le narrateur et où perce une forme de détresse (Comment a-t-elle fait pour me conduire à ne pas la regretter ? Pour me priver ainsi des pleurs et de l’amour pour elle ? Comment a-t-elle pu arriver à un tel résultat, elle qui ne jurait que par l’amour donné ?), je n’ai pu m’empêcher de me remémorer cette belle phrase de Nietzsche, qui en a fait le titre d’un ouvrage : « Humain, trop humain ! »

Brigitte Gyr
D.R. Brigitte Gyr
pour Terres de femmes




MATHIAS LAIR


■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de la SGDL) une fiche bio-bibliographique sur Mathias Lair




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