Riad Sattouf est surtout connu pour plusieurs bandes-dessinées et films où il brocarde les travers et tics des « jeunes d’aujourd’hui », les bobos comme ceux issus de l’immigration. Dans ce nouvel opus, «L’Arabe du Futur», au titre « accrocheur », R. Sattouf raconte ses souvenirs d’enfance, dans un style simple et direct, auquel son trait caricatural ajoute une touche comique.
Né d’un père Syrien, prof de fac, et d’une mère bretonne, femme au foyer, Riad Sattouf a pas mal bourlingué en raison des différentes affectations de son père, en Libye, puis en Syrie, faisant escale entre deux postes au Cap Fréhel en Bretagne où sa grand-mère maternelle résidait. Dans ce premier tome paru aux éditions Allary, le petit Riad n’est encore qu’un nourrisson, puis un bambin métis dont la blondeur surprend au Moyen-Orient. L’auteur évoque donc surtout son père, personnage principal de cette « tranche de souvenirs » ; exilée dans des pays dont elle ne connaît pas la langue et les coutumes, et peut-être aussi du fait d’une personnalité moins exubérante, sa mère se trouve plus en retrait.
Disons quelques mots des idées morales et politiques du paternel de Sattouf, puisqu’elles orientent son vouloir et sa carrière, et que celui-ci entraîne femme et enfants derrière lui. Pour résumer, le père de Riad Sattouf est une sorte de lepéniste arabe ; il estime les Arabes capables de rattraper leur retard sur l’Occident, et qu’une période de dictature est le meilleur moyen pour ce faire, suivant l’évolution que la France a elle-même connue, ou la Russie encore plus récemment. M. Sattouf père accorde à l’école une grande importance dans la course au progrès. Benjamin dans sa famille syrienne aux valeurs frustes, cette position lui a permis d’être le seul de sa famille à pouvoir aller à l’école.
Bien que de confession musulmane, M. Sattouf n’est pas croyant et a vis-à-vis de la religion l’attitude qu’on peut avoir vis-à-vis d’un folklore que l’on estime dépassé. En toute bonne logique, ses modèles politiques sont, Saddam Hussein, le plus occidental des dictateurs arabes, et Kadhafi (qui a davantage joué de l’apologie du continent africain, et même de la race noire). On sait que ces despotes furent adoubés par les démocraties occidentales pour la raison qu’ils développaient des Etats laïcs en principe « avant-gardiste ».
« Lepéniste » n’est juste qu’à condition de préciser que, si le lepénisme a pour beaucoup en France une connotation réactionnaire, au contraire les idées politiques du père de M. Sattouf sont, elles, progressistes relativement à ses compatriotes, et largement répandues dans les élites arabes, dans de nombreux pays du Moyen-Orient, ainsi qu’au Maghreb, avec des nuances suivant l’ethnie d’origine et que l’on est mahométan sunnite ou chiite.
En somme, il s’agit d’idées assez banales, puisque elles consistent à penser que les nations arabes peuvent s’émanciper de la tutelle occidentale en empruntant un chemin similaire à celui que les nations les plus développées ont emprunté pour devenir les riches technocraties qu’elles sont devenues. D’ailleurs la mère de Riad Sattouf s’amuse de certains aspects débordants de virilité du discours nationaliste arabe, tandis qu’au contraire son père se moque du discours bobo sur le changement de société des pays riches… sans que le couple paraisse affecté par cette différence idéologique.
L’intérêt principal de l’ouvrage, fait d’observations sans jugements éthiques, est de, l’air de rien, démolir la thèse du « choc des cultures ». On voit en effet que la notion de rivalité des peuples arabes et des peuples occidentaux, auxquels les chrétiens et plus encore les Juifs sont associés comme des traîtres à la nation arabe, est une notion très présente à l’esprit du père de Riad Sattouf, en même temps que celui-ci a des modèles occidentaux en tête, bien plus qu’il n’est inspiré par le coran ou les traditions islamiques. M. Sattouf exprime son incompréhension devant les pratiques chrétiennes de personnes vivant dans des pays arabes, exactement comme certains électeurs du FN prennent les manifestations du culte musulman pour une résistance à la culture française. Autrement dit, si l’hostilité s’exprime bien parfois en termes religieux ou racistes dans le petit peuple, il existe bien un esprit de concurrence dans les élites, sans doute moins grossier, mais qui n’est pas moins actif et efficace, et part du constat de l’asservissement des pays arabes aux puissances occidentales.
Bizarrement, la présentation des opinions de son père par Riad Sattouf tend aussi à démolir une autre version du choc des cultures, celle de l’hebdomadaire « Charlie-Hebdo » où Sattouf est pourtant employé. La version « démocratie = liberté d’expression » contre « islam/dictatures arabes = censure » ; le franc parler du père de Sattouf semble en effet s’opposer aux « précautions de langage » en vigueur dans les pays occidentaux, comme si ces précautions étaient le nec plus ultra de la civilisation, mais que l’on peut considérer comme les égards que l’oppresseur doit à l’opprimé pour avoir piétiné ce dernier afin d’en tirer toutes les ressources (Molière nous montre Tartuffe comme l’homme le plus délicat, sachant user à merveille de précautions de langage).
Ce type d’ouvrage d’un artiste sur son père peut faire aussi les délices des psys, habiles à en trouver la clef. S’agit-il ici pour Riad Sattouf de tuer « le père » ? On pourrait le croire, a priori, puisque R. Sattouf se tient éloigné du mobile nationaliste arabe qui est la grande idée de son père. Cependant, en tant qu’humoriste, il fait preuve d’un esprit satirique assez réac, sans doute hérité de son père ; je pense par exemple à un ouvrage satirique sur l’école, qui aurait pratiquement pu être préfacé par un de ces philosophes ou journalistes nostalgiques des valeurs républicaines d’antan ; dans l’ensemble, l’humour de Sattouf rend plutôt une idée de décadence des mœurs et des valeurs occidentales, celles-là même dont certains musulmans tirent argument pour conspuer l’Occident.
Mes réserves tiennent à la méthode du récit, un peu trop impressionniste ou dilué, comme certaines peintures à l’aquarelle. Riad Sattouf a sans doute vu ce danger, dont son dessin caricatural le préserve en partie. Mais on aurait aimé un récit plus synthétique, par exemple sous la forme de strips, en alternance avec un récit ou des descriptions écrites. « L’Arabe du Futur » bénéficie de certains avantages de la BD et du dessin sur la prose (l'observation ou le décalage du regard), mais se coupe un peu trop des avantages du texte.
L’Arabe du Futur, Riad Sattouf, éds. Allary, 2014.