Sous le ciment, le béton

Publié le 19 mai 2008 par Laurent Matignon
La porte est fermée. Heureusement, d’ailleurs. Seul moyen de s’isoler un peu dans cette maison de fous. Bien entendu, dans quelques minutes, on va m’appeler. M’appeler pour souhaiter la bienvenue à mère grand. Elle qui a eu l’extrême bonté de parcourir près de cent kilomètres pour me voir. Elle mérite bien ça.
Mais je n’ai aucune envie de la voir. Je n’y peux rien. J’ai beau me raisonner, rien n’y fait. Je voudrais qu’elle ne soit pas là. Ni elle ni son mari. Mon grand-père donc. Le père de mon père. Si je l’avais croisé dans la rue sans savoir qui il était, je l’aurais immédiatement reconnu. Pensez-vous. Les mêmes yeux durs, froids, insondables. La même propension à déblatérer des insanités, à cracher son venin à la moindre opportunité. C’est bien simple. Si je n’avais pas eu la « chance » de connaître mon grand-père, j’en serais sans doute venu un jour ou l’autre à la conclusion que mon père était le fruit d’une malheureuse expérience génétique durant la deuxième guerre. En tout cas, les dates correspondent. C’est à chacun de voir s'il croit au hasard ou non.
Ca y est. Impossible de reculer l’échéance plus longtemps. Je dois rejoindre ma petite famille pour qu’ils me disent une nouvelle fois, pour la dix-huitième fois en fait, à quel point ils m’aiment. Dix-huitième fois. Déjà. Il faut dire que je ne me rappelle plus des toutes premières années. J’étais trop jeune.
Toujours cette impression d’être une bête curieuse. Il paraît que j’ai encore grandi. Possible. Je m’en fous. Si la vieille a la chance de me dire ça encore une quinzaine de fois, elle sera centenaire. Et moi je pourrais jouer dans la pub du Géant Vert. Certes, on ne peut pas dire que j’ai la peau verte mais, d’ici là, la médecine aura sans doute fait encore de grands progrès.
Bon, on va enfin passer à table. C’est le ciment qui permet de garder les familles unies, m’a-t-on dit. Mais on m’a dit aussi que le bâtiment se porte bien mal, de nos jours. Je comprends.
Comment donc faisaient les gens pour survivre à cette épreuve quand Canal n’existait pas ? Ma sœur se charge d’occuper les vieux et je peux donc tranquillement m’abreuver des conneries bien pensantes de notre bonne vieille chaîne cryptée. Tranquillement c’est beaucoup dire. Il faut quand-même que je suive à peu près ce qui se dit, afin de pouvoir répondre quand on me parle. Peu importe si je réponds quelque chose d’idiot, de toutes façons, je ne suis pas censé dire quelque chose d’intelligent.
Je n’ai que dix-huit ans après tout.
Le repas touche à sa fin. Il est temps pour moi de m’éclipser. Je retourne m’enfermer dans mon antre. Je ne redescendrai que pour souhaiter un bon retour à mes chers grands-parents. La vieille ne manquera pas de me faire encore un compliment. Elle a eu le temps d’y réfléchir depuis la dernière fois. Je me forcerai à une ébauche de sourire, parce qu’au fond, je ne lui en veux pas. Elle au moins elle essaie d’être agréable. Moi je n’en ai pas envie. C’est comme ça. Peut-être est ce génétique ?
Je crois savoir que mon père n’a pas attendu de m’avoir pour être aussi con.
Je suis en bonne voie, je crois.