Crédit photo : Doug/FlickR
Depuis la dernière loi anti-tabac, les cercles en tous genres s’étaient mis à fleurir dans tout le pays , de façon spontanée et discrète. A Strasbourg, comme ailleurs, la résistance s’organisait. Les quatre comparses avaient réagi en proposant à Fred de leur réserver un espace dans son restaurant. Ce dernier possédait en effet une arrière-salle où il entreposait son vieux matériel, dont un billard défeutré, des caisses de vin et autres conserves. Ils partageaient la même passion pour les cigares que Claude allait chercher chaque année à Cuba. La seule idée de mettre fin à leur soirée du vendredi leur paraissait simplement inenvisageable, tant elle semblait indispensable à leur équilibre.
Ce projet avait été monté de main de maître par le quatuor d’acolytes. En tant qu’avocat, François en avait rédigé les statuts, s’octroyant au passage le rôle de président de l’association. Gary, pharmacien de son état, assumait la fonction de trésorier. Quant à Claude, l’opticien et Vlad, l’architecte, ils se partageaient la tâche, heureusement réduite, de secrétaire.
Ils se retrouvaient ce soir-là, pour le baptême du cercle, qui, sur la proposition de Claude portait le nom de « Roméo et Juliette », leur cigare de prédilection. Pendant le dîner, il avait entretenu la conversation en racontant par le menu sa dernière aventure cubaine, entamée vingt ans plus tôt sous l’influence d’Hemingway. Puis, ils étaient passés dans « leur » pièce, aménagée en salon plutôt cosy. Installés sur deux canapés imposants, ils se tenaient à moitié allongés, en bras de chemise, le cigare à la bouche. Si leurs compagnes étaient absentes, c’est qu’elles ne se seraient sans doute pas gênées pour se moquer de leur attitude « phallocrate ». Aussi ne boudaient-ils pas leur plaisir.
Le sujet qui les intéressa, arriva comme souvent par hasard. Qui des quatre l’avait initié, peu importait. Peut-être y avaient-ils été aidés par ce rhum vieux qu’ils dégustaient bourgeoisement. Ou bien, opéraient-ils là une analogie avec leur propre amitié débutée à une table de poker. Toujours est-il qu’un des quatre lâcha le mot : jeu, qui les avait aussitôt animés. Depuis que le poker s’étalait un peu partout, à la télévision, comme sur Internet, ils avaient abandonné cette onéreuse manie. Même les femmes s’y étaient mises ce qui les avait définitivement découragé. Claude garda la main en abordant le sujet de son unique passion, les femmes.
“- Les femmes ou la femme ? C’est là mon seul dilemme. Vous êtes mariés, je suis célibataire. Qui connaît mieux les femmes ? Aucune ne me laisse indifférent, chacune mérite mon attention, alors tirer un trait définitif sur les femmes en choisissant l’une d’elles, c’est impossible. C’est une torture ! Je ne parle pas d’attachement, je parle de la vie. Quoi ? Les gars, on a quarante ans, on s’est pas mal débrouillés jusque là mais notre vie matérielle confortable devrait nous suffire ? Excusez-moi, mais j’ai encore besoin de vibrer, de me sentir libre, de vivre ! C’est ça mon jeu, c’est ma vie. En vieillissant, je me félicite de ne pas m’être reproduit. Quels conseils je pourrais donner à un grand dadais qui chercherait un sens à sa vie ? J’en suis encore là, moi ! Oh, je sais ce que vous pensez de moi : infantile, égocentrique et stérile. Eh bien, je suis d’accord ! Mais ce que vous ne comprendrez jamais c’est cet instant magique, où l’on croise le regard d’une inconnue, dans la rue…Se sentir ému par la simple vision d’un genou dévoilé. Tout cela vous dépasse, je sais. » Il ralluma son cigare et Vlad en profita pour prendre la parole.
« - Ce jeu, on le connaît. Tant que les célibataires toiseront les hommes mariés, on ne sera pas d’accord. Tu veux réduire un homme à son état civil, toi ! Fais attention, à force de fréquenter les femmes, tu commences à penser comme elle… Pour une fois qu’elles ne sont pas là, on ne va pas se mettre à en parler, si ? Bon, vous connaissez ma passion, le jeu auquel je joue. Oui, c’est ça, la photo. Je travaille depuis quelques mois sur un nouveau projet.
- Et tu ne nous as rien dit ! coupa Claude, encore vexé par la première remarque.
- Qu’est ce que je fais, là, en ce moment, d’après toi ? Vous savez que seuls les portraits m’intéressent, les seuls vrais paysages. Bref. J’ai installé mon objectif dans les toilettes …Attendez, avant de me lyncher ! Il va de soi que je ne photographie que les personnes consentantes, et uniquement leur visage, ne vous méprenez pas ! Je suis très content, vous verrez, le résultat est fort probant. Il y a cet abandon quand on défèque, ce soulagement, cette joie, cette tension, cette attention. Cela dépasse toutes mes espérances…C’est assez incroyable. Alors, les copains…
- Même pas en rêve, s’écria François.
- Alors, tu me déçois. Passe au moins voir les clichés. Ce sont mes meilleurs portraits. Les visages ne mentent plus lorsque l’heure est grave.
- Vlad, tu ne changeras jamais, tu restes cet ado attardé, aux idées scatos. C’est pour ça qu’on t’aime, remarque.
- Alors, tu n’as rien compris. Je te parle de vérité, là !
- Oui, oui, on dit ça…eh bien, moi, les gars, entre un détraqué sexuel et un obsédé visuel, je vais paraître bien piteux avec ma passion des échecs, que je partage, circonstance aggravante, avec ma femme. Je l’ai initiée lorsque je l’ai rencontrée et maintenant, elle me bat régulièrement. Nos parties sont enflammées, passionnantes. Difficile d’en parler, je ne peux que constater à quel point cela me rend heureux quand je joue avec Marie…Je l’observe, je l’admire en toute tranquillité, tellement elle est concentrée sur le jeu. Et je suis si chanceux que c’en est indécent…
- Ok, on a compris, coupa Gary. D’ailleurs, je l’ai toujours dit : de nous quatre, tu es le plus équilibré. Alors, c’est à moi ? J’ai un nouveau jeu, moi aussi. Le jeu du samedi. Mon plus grand plaisir de la semaine avec notre soirée du vendredi..
- Donc, c’est demain..
- Je vais en Allemagne, tout simplement..
- Ouah ! De mieux en mieux…
- J’emmène Sylvianne à Kehl pour son shopping hebdomadaire. Elle adore ça, j’ai jamais trop pigé, mais bon…si ça lui fait plaisir, je n’y vois pas d’inconvénient.
- Ta vie est passionnante, Vlad, je ne te l’avais jamais dit ?
- Je la dépose en début d’après-midi au centre de la ville. Au moment où elle claque –toujours un peu trop fort- la portière en m’envoyant un petit bisou, je sais que trente minutes plus tard, je serai le plus heureux des hommes
- J’en étais sûr ! Tu as une maîtresse, intervint Claude dans un sourire de délectation, allez, raconte..
- Une demi-heure : c’est le temps qu’il me faut pour rejoindre l’autoroute
- Ainsi elle est allemande, jolie ?
- Il s’agit bien de ça ! Je poursuis. Après Kehl, je m’engage sur l’autobahn. La route est là, offerte, majestueuse. Elle s’offre sans limite, sur quatre voies.
- J’y suis, coupa Gary en s’adressant aux autres, vitesse illimitée sur les autoroutes allemandes, c’est bien ça ?
- Exact. Imaginez le tableau : je suis au volant de ma jaguar et je me prépare pour deux heures de pur bonheur. Une heure aller, une heure retour. D’abord direction Karlsruhe, et je sors à Heilbronn. J’insère un disque dans la chaîne, et c’est parti
- Et tu choisis quoi pour la circonstance ?
- Tout dépend de l’humeur du moment, c’est très variable. Ca va du classique à Red Hot Chili Peppers en passant par Daby Touré ou Jimi Hendrix. Je suis là, les mains posées à dix heures dix sur le volant, les bras tendus, je suis seul face à un large ruban qui se déroule devant moi et j’entame mon trip. J’accélère…
- Jusqu’à combien ?
- Peu importe, la vitesse m’emporte. Je ne suis pas imprudent ou inconscient, je ne me crée aucune frayeur, attention ! Il s’agit juste de plaisir. D’un plaisir inutile et gratuit.
- Ca me rappelle ta première voiture, une Peugeot, oui, c’est ça, une 204. On t’appelait Colombo à l’époque, tu t’en souviens ? Interrogea Gary.
- Parfois, il m’arrive de compter toutes les voitures qui m’ont accompagnées. Je serai incapable d’en faire autant avec les femmes. Bon, ben voilà, c’est ça, rien que ça…
- Mais tu penses à quoi ? Ce n’est quand même pas pour te prouver que tu existes que tu dépense un plein d’essence, si ?
- Mais, c’est ça les mecs ! Deux heures de liberté, je crois que vous ne vous rendez pas compte.. Deux heures en prise immédiate avec la vie qui défile à 250 km/heure ! Ne me dites pas que ça ne vous est jamais arrivé, pas vous : un plaisir qui dure, un plaisir constant, un plaisir radical…
A ces mots, son visage s’éclaira. Il avait les yeux brillants d’un enfant qui mijote un bon coup, et, scrutant un par un ses amis , il sortit de sa poche les clés de sa voiture qu’il fit tinter devant chacun d’eux et dit : « Allez, les gars, on y va ? »