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"French bashing", mais pourquoi tant de haine ?

Publié le 19 juin 2014 par Guy Deridet

C'est un sport national outre-Manche : se moquer des Français, de leur président et de leurs 35 heures. Un phénomène récurrent mais amplifié depuis quelques années, qui mêle moquerie et jalousie inavouable. Un article de Marianne.fr qui répond à une question que je me suis souvent posé.





Ces derniers mois, les hostilités ont repris. Les Anglo-Saxons se sont à nouveau livrés à leur sport favori : le french bashing, cette pratique peu fair-play qui consiste à dénigrer tout ce qui vient des Froggies (généralement vus comme paresseux et toujours en vacances). Le Guardian a annoncé qu'une nouvelle loi française interdisait les mails professionnels après 18 heures (une info qui a fait le tour du Web et qui s'est révélée être une grossière exagération). Une publicité américaine pour la marque Cadillac a moqué le proverbial manque d'ardeur au travail des Français. Et, dans un article d'une violence assez ahurissante, un journaliste du Spectator expliquait que, lui vivant, ses enfants n'apprendraient jamais le français. Motif : la France serait en déclin, comme en témoignerait, entre autres, le déplorable état de l'Afrique francophone. Ces critiques faisaient suite à un article du Vanity Fair américain de mars intitulé « Liberté, égalité, fatigué », où l'on apprenait que la France avait perdu son « je-ne-sais-quoi » et son « savoir-faire ». Et au dossier désormais culte de Newsweek sur « la chute de la France », un modèle du genre, rempli d'erreurs factuelles grotesques (le litre de lait coûterait 6 €) et de raisonnements indigents (l'Ecole alsacienne choisie comme modèle du système scolaire français...). Si l'on y ajoute les déclarations agressives de James Cameron, le Premier ministre britannique, vis-à-vis de la France depuis deux ans, ou les couvertures catastrophistes à répétition de l'Economist (en gros, François Hollande va provoquer la chute de la civilisation occidentale), on peut s'interroger : pourquoi tant de haine ? Comment expliquer un tel alarmisme ? Est-ce le signe d'un sincère souci pour le bien-être de la France ? L'expression d'une éternelle rivalité historique ?

VALEUR DE REPOUSSOIR
« Non, bien sûr, la raison est d'abord idéologique », explique la philosophe Cynthia Fleury, auteur de la Fin du courage. Nous sommes en situation de guerre économique. Et comme chacun sait, le modèle ultralibéral anglo-saxon est en totale opposition avec le modèle français, où l'Etat reste encore puissant, avec un fort niveau de protection sociale et un marché du travail régulé. Dans la mesure où la situation économique est mauvaise en France, cela permet aux Anglo-Saxons de se persuader que leur modèle est le meilleur. La France sert de repoussoir. » Pour les libéraux du monde entier (cela fait du monde), la France est l'homme à abattre. Du moins symboliquement. L'empire ne peut imposer sa parfaite hégémonie idéologique tant qu'il y aura des pays pour croire qu'un Smic est possible. Comme le petit village d'Astérix - un petit village certes très mal en point -, la France tient encore tête. Confirmation de Jon Henley, grand reporter au Guardian et correspondant à Paris pendant dix ans : « Autrefois, les articles qui se moquaient des Français étaient bon enfant, sur un mode taquin, affectueux. Depuis quelques années, on a vu apparaître des articles beaucoup plus durs où l'enjeu est idéologique. La France représente, malgré ses problèmes, la dernière alternative à la solution libérale. Il faut coûte que coûte lui taper dessus. »

Pour Stéphane Rozès, politologue et président de Conseils, analyses et perspectives, le french bashing ne s'explique pas seulement par des raisons économiques mais aussi par des raisons quasi psychologiques. « L'imaginaire des Anglais est très différent de celui des Français. Les Anglais sont des insulaires qui, historiquement, sont habitués à ne compter que sur eux-mêmes dans les moments difficiles. C'est le célèbre "Never complain, never explain". Dès lors, ils ne comprennent pas que les Français se plaignent de la mondialisation. Alors que les Français, pour pouvoir agir, ont toujours eu besoin de se projeter vers l'extérieur, de s'appuyer sur une utopie commune, un projet collectif, que ce soit l'Etat-nation, l'Europe, ou au travers de valeurs universelles à promouvoir. » Et quand ce projet collectif fait cruellement défaut, les Français auraient tendance à se lamenter, à chercher un responsable extérieur. En somme, là où un Anglais, face à la précarité néolibérale, sera porté à se retrousser les manches, un Français va être enclin à critiquer le manque d'utopie qui induit un si attristant état de fait.

A ce titre, le fameux « pessimisme français », dont s'affligent sans répit les médias hexagonaux, ne vient pas d'un quelconque manque de combativité : il résulte de la disparition de toute possibilité d'une utopie mobilisatrice. De tous les pays du monde, la France est sans doute celui dont les valeurs se diluent le moins bien dans le capitalisme financier. Il est donc logique que notre pays souffre. Et que ses petits camarades se moquent de lui...

HYPOCRISIE
Reste une question. Si le modèle anglo-saxon est tellement plus performant que le modèle français, pourquoi s'acharner dans le french bashing ? A quoi bon continuer de taper sur un adversaire qui est déjà à terre ? N'y aurait-il pas sous ces moqueries une jalousie déguisée ? Rappelons en effet que les médias anglais et américains ne parlent des Français que comme d'un peuple toujours en vacances, prompts à prendre ses RTT ?... « Cela me paraît évident, souligne Cynthia Fleury. Derrière ces critiques condescendantes, on sent poindre un certain ressentiment envieux : puisque je n'ai pas accès à cette paresse, à cette manière de vivre si légère, il n'y a aucune raison que quelqu'un d'autre y ait droit. » Ah, hypocrites Anglo-Saxons, moralistes tartufes, qui sous couvert de nous faire la leçon jalousent notre way of life si hédoniste (du moins la vision quelque peu idéalisée qu'ils s'en font...). Stéphane Rozès ne peut qu'acquiescer. « On ne sait pas, en France, à quel point le démantèlement du welfare state, à l'époque de Thatcher, a été vécu de façon violente et traumatique par les Anglais. Aujourd'hui, ils voient les immenses efforts qu'ils ont consentis et constatent qu'ils ne s'en sortent pourtant pas tellement mieux que la France, et que même, sur certains points, ils sont moins bien lotis : la santé, l'éducation, la très grande pauvreté, les inégalités... Pour eux, la France, avec son système à l'ancienne, son Etat fort et dépensier, devrait être à terre, au même niveau que la Grèce. Pourtant, ce n'est pas le cas, même si nos problèmes sont nombreux et réels. Cela crée chez certains une sorte d'amertume, l'impression de s'être sacrifiés sans en récolter les fruits, alors que la France, cette mauvaise élève, continue de se comporter en enfant gâté et ne reçoit pas la sévère punition qu'elle devrait... »

Cette envie déguisée, cette fascination pour un art de vivre « à la française », la journaliste et écrivain Rebecca Leffler, qui a longtemps vécu à Paris, ne peut que les constater. « Les Américains, et particulièrement les New-Yorkais, travaillent comme des dingues. Aussi sont-ils toujours un peu soulagés de voir un article de french bashing qui leur explique que les Français sont punis pour leur paresse. Cela les détend... Mais cela leur fait aussi envie. Nombre d'entre eux aimeraient travailler 35 heures, prendre l'apéro dans des cafés et partir souvent en vacances... »

Derrière le french bashing, il y a bien souvent l'attrait pour un mode de vie plus décontracté, plus léger, fût-il un fantasme. Ce dont témoignent les succès de best-sellers récents aux Etats-Unis, comme French women don't get fat, de Mireille Guiliano, ou Bringing up bébé, de Pamela Druckerman, où les femmes françaises sont célébrées comme des superwomen qui parviendraient à rester toujours minces, élégantes, professionnelles, tout en étant dotées d'enfants parfaitement éduqués... Autre exemple de cette admiration américaine : le triomphe récent fait au livre de Thomas Piketty, le Capital au XXIe siècle, venu annoncer aux Américains, en nouveau Marx, que leur modèle sentait le roussi...

UTILISÉ PAR LA DROITE
Ainsi le french bashing est à relativiser. Bien sûr, il existe des attaques très dures qui émanent de la presse la plus néolibérale. Mais la majorité des articles qui moquent l'Hexagone se situent souvent dans le registre de la taquinerie affectueuse. Mal compris, mal interprétés, ils sont ensuite présentés en France comme des brûlots vindicatifs. Ce qui est une erreur. Explication de Jon Henley : « L'article de ma consœur Lucy Mangan, dans le Guardian, qui annonçait que les mails professionnels étaient interdits en France après 18 heures, était un papier humoristique, léger, qui raillait surtout les Anglais... Il reposait sur cette fascination envieuse que nous avons pour la France. Il a ensuite été repris, déformé, réduit à sa plus simple expression sur le Web. Mais il n'était pas à charge. C'est tout le problème d'Internet : il fonctionne comme un gigantesque téléphone arabe, selon votre expression, où tout est amplifié, simplifié, caricaturé. »

Des articles amusants, superficiels, sont ainsi bien souvent relayés par la presse de droite française sur le thème : « Voyez comme nous sommes ringards aux yeux des Anglo-Saxons... » Un article léger d'une chroniqueuse anglaise, cité par un éditorialiste libéral bien de chez nous, devient un argument de plus pour nous culpabiliser et dire qu'il faudrait vraiment en finir avec ces maudites 35 heures... Décidément, le french bashing ne se réduit pas à une opposition caricaturale entre Anglo-Saxons et Français. Il s'agit bien plutôt d'un conflit idéologique entre droite et gauche, de quelque côté qu'on soit de l'Atlantique ou de la Manche.

Article paru dans Marianne daté du 6 juin

N.D.L.R

Nous sommes effectivement un des derniers pays où l'ultralibéralisme pose encore question. Le dernier village gaulois qui résiste aux Romains. La question est de savoir si nous allons encore tenir longtemps, et s'il est possible de nos jours, de résister à l'hydre ultralibérale.

Mais évidemment, il faudrait commencer par y croire nous mêmes et savoir, enfin, ce que nous voulons vraiment.

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