C’est un récit autobiographique que nous livre J.M.G. Le Clézio, une introspection, l’histoire d’un rendez-vous raté entre lui et son père. Il nous raconte le choc des cultures qu’il ressent lorsqu’à l’âge de 8 ans, il rejoint son père médecin au Nigéria. Ce père qu’il n’a pas vraiment connu jusque-là, qu’il découvre autoritaire, irascible mais auquel il rend cet hommage. Un livre exprimant une dualité entre l’Africain, l’enfant qu'il était et l’Africain, le père médecin confronté à la souffrance du quotidien. Deux expériences de l’Afrique diamétralement opposées au sein d’une même famille.
L’auteur a gardé en lui le souvenir d’une Afrique libre dans laquelle il était heureux parmi les autres enfants. Des souvenirs instinctifs. Il se sentait l’Africain de la famille avec ses souvenirs de corps nus, de jeux, de liberté, de parfums.
Mais au retour de son père à l’âge de la retraite, l’auteur découvre que l’Africain, l’intime, c’est ce père qui a côtoyé le plus profond, le plus secret et cru de ce continent, qui y a connu la souffrance, souffrance des autochtones dans la maladie, les guerres, les violences et sa propre souffrance personnelle loin des siens : de la femme qu’il aime qu’il n’a pas vu vieillir, de ses enfants qu’il n’a pas vu grandir et devant le gâchis qu’on a fait endurer à cette Afrique qu’il a tant aimé et à laquelle il a tant donné. Des souvenirs plus réfléchis.
Mais l’un et l’autre resteront fidèles à cette terre. Qui a connu l’Afrique, jamais plus ne s’en détachera.
Une partie de ce livre est une page d’histoire qui conforte mon opinion quant à notre responsabilité dans les crises majeures des pays africains, y compris les famines. Lorsque les occidentaux ont défini les frontières des différents pays du continent africain (plus de 70 % d'entre eux), ils l’ont fait sans concertation avec les autochtones, sans prendre en compte les différentes ethnies, cultures, façons de vivre. C’était un véritable découpage colonial révélant des rivalités entraînant des incompréhensions ponctuées de prises d’armes. Mais le témoignage de Le Clézio nous fait prendre plus conscience encore de la responsabilité de nos pays dans la crise de l’Afrique :
« (…) Déjà, il (le père de l’auteur) avait perçu l’oubli tactique dans lequel les grandes puissances coloniales laissent le continent qu’elles ont exploité. Les tyrans mis en place avec l’aide de la France et de l’Angleterre, Bokassa, Idi Amin Dada, à qui les gouvernements occidentaux ont fourni armes et subsides pendant des années, avant de les désavouer. Les portes ouvertes à l’émigration, ces cohortes de jeunes hommes quittant le Ghana, le Bénin ou le Nigeria dans les années soixante, pour servir de main-d’œuvre et peupler les ghettos de banlieue, puis ces mêmes portes qui se sont refermées lorsque la crise économique a rendu les nations industrielles frileuses et xénophobes. Et surtout l’abandon de l’Afrique à ses vieux démons, paludisme, dysenterie, famine. A présent la nouvelle peste du sida, qui menace de mort le tiers de la population générale de l’Afrique, et toujours les nations occidentales, détentrices des remèdes, qui feignent de ne rien voir, de ne rien savoir.
(…)
En 1968 (…) le Nigeria entre dans la phase terminale d’un massacre terrible, l’un des grands génocides du siècle, connu sous le nom de guerre du Biafra. Pour la mainmise sur les puits de pétrole à l’embouchure de la rivière Calabar, Ibos et Yoroubas s’exterminent, sous le regard indifférent du monde occidental. Pis encore, les grandes compagnies pétrolières, principalement l’anglo-hollandaise Shell-British Petroleum, sont partie prenante dans cette guerre, agissent sur leur gouvernements pour que soient sécurisées les puis et les pipe-lines. Les Etats qu’elles représentent s’affrontent par procuration, la France du côté des insurgés biafrais, l’Union soviétique, l’Angleterre et les Etats-Unis du côté du gouvernement fédéral majoritairement yorouba. La guerre civile devient affaire mondiale (…). Les pays développés retrouvent un débouché inattendu pour leurs produits finis : ils vendent dans les deux camps armes légères et lourdes, mines antipersonnel, chars d’assaut, avions, et même des mercenaires (…) Mais à la fin de l’été 1968, encerclée, décimée par les troupes fédérales sous le commandement du général Benjamin Adekunle, surnommé pour sa cruauté le « Scorpion Noir », l’armée biafraise capitule. (…) le Biafra entre dans une longue agonie.
(…) Devant l’avancée de l’armée fédérale, en proie à une folie vengeresse, la population civile fuit vers ce qui reste du territoire biafrais (…) Des millions de gens sont coupés du reste du monde, sans vivres, sans médicaments. Quand les organisations internationales peuvent enfin pénétrer dans la zone insurgée, elles découvrent l’étendue de l’horreur. (…) C’est un cimetière vaste comme un pays. »
Juliana Nan la photographe de la goutte d'eau James Barclay les Chroniques des Ravens Keane - Bedshaped