À propos de L'Échappée libre,
par Sergio Belluz.
Nous vivons une époque où le roman est à l’honneur, et c’est très bien ainsi. Il y a de gros vendeurs (Guillaume Musso, Marc Levy, Katherine Pancol, Amélie Nothomb, notre compatriote Joël Dicker…) et une multitude de prix littéraires qui récompensent les romans de l’année et profitent à l’ensemble de l’économie éditoriale. Bestsellers ou confidentiels, géniaux, talentueux ou habiles, certains romanciers créent des univers littéraires particuliers ou extraordinaires, d’autres renouvellent le genre ou l’utilisent pour exprimer la réalité et on voit bien, à l’arrivée, que dans ses multiples subdivisions (jeunesse, formation, amour, aventure, policier, fantastique, historique, autofiction…) et sous ses divers avatars (bande dessinée, cinéma, série télévisée), le roman, et la fiction en général, répondent à la fois à un besoin de représentation, de reformulation, de synthèse, de personnification de la réalité, et à un besoin de divertissement, d’évasion, d’échappatoire, même, en lien direct avec (et en réaction contre) une société qui a fait de l’information un produit comme un autre, vendable et rentable, que les médias transmettent en fil continu, commentée ou brute, quotidienne et constante, proche et lointaine, humaine et déshumanisée, difficile à comprendre et souvent difficile à supporter.
En fin de compte, seul ce qui est vrai et la manière d’exprimer ce vrai sont intéressants, une vérité qu’on trouve sentie et exprimée tout autant dans un bon roman que dans tout autre genre littéraire, autobiographique ou pas.
Le journal littéraire
Avec son ironie coutumière, Paul Léautaud a intitulé « Journal littéraire » ses notes quotidiennes sur la vie, l’amour et la littérature. Dans le même temps, il y réfléchissait sur la langue française, et y travaillait sans cesse à la forme, sans penser qu’un jour ce serait ce même fameux journal, tenu toute sa vie, qui deviendrait une œuvre littéraire à part entière et son chef-d’œuvre, bien plus que Le Petit ami, In Memoriam et Amours, ses trois « romans » autobiographiques.
Entre parenthèse, on espère que, dans une future réédition, tous les volumes de cet indispensable chronique littéraire seront regroupés et bénéficieront, comme les journaux littéraires des frères Goncourt, d’André Gide, de Léautaud ou de Julien Green, d’un index général des noms cités – il ne figure, pour l’instant, que dans le dernier, L’Échappée libre – qui mettrait en valeur le magnifique travail de mémorialiste de Jean-Louis Kuffer, et permettrait à la fois de trouver facilement une référence, et de s’adonner frénétiquement au plaisir ou au vice d’aller piocher par-ci par-là un portrait ou un ragot. Le journal littéraire est à la littérature ce que Voici est au salon de coiffure : un irrésistible plaisir coupable.
Fermons la parenthèse et revenons à Léautaud, qui a souvent répété que pour lui, « écrire, c’est vivre deux fois ». Lire un journal littéraire de la qualité de celui de Jean-Louis Kuffer, c’est-à-dire une œuvre littéraire qui parle de littérature, c’est, en tant que lecteur, avoir la chance de vivre ou de revivre une troisième vie, qu’on découvre et redécouvre grâce au talent d’un observateur hors pair, dont on aime les notations honnêtes, franches, sans mensonges à soi-même, sur la vie, sur la perte d’un père, sur la naissance d’un enfant, sur la mort d’un ami, sur les doutes quant à sa propre valeur en tant qu’homme et en tant qu’écrivain, sur les moments de bonheur intense, sur les curiosités, sur les amitiés qui naissent et sur celles qui meurent, le tout agrémenté par-ci par-là, presque dans les marges, de délicieux « Ceux qui… », les fameuses improvisations humoristiques et virtuoses de l’auteur autour d’un thème donné, de facétieux exercices de style à la Raymond Queneau et à la Pierre Dac, qui mériteraient à eux seuls, par leur verve et par leur qualité littéraire, une publication à part, entre les aphorismes de Cioran et les Brèves de comptoir de Gourio.
L’Échappée libre (L’Âge d’Homme, 2014)
Le dernier volume en date, L’Échappée libre, couvre la période 1999-2013, et on a la suite de cette superbe chronique littéraire du monde vu de Suisse, dont les dates de publication ne suivent pas une chronologie stricte puisque Riches Heures, le volume précédent, publié en 2008, traite des années 2005-2008 et recoupe en partie la période évoquée dans L’Échappée libre, et que L’Ambassade du Papillon, qui traite des années 1993-1999, a été publié en 2000, avant Les Passions partagées (2004), qui couvre les années 1973-1992. Ça n’a d’ailleurs aucune sorte d’importance et sert même le propos de l’auteur qui, comme tout être humain, revient de manière naturelle, par association d’idées, par réminiscence, par nostalgie, sur les événements qui ont profondément marqué son existence, et les évoque et les analyse sous des angles changeants, en une sorte de « Je est un autre » qui s’appliquerait aux différentes évolutions du moi du narrateur.
En parallèle, au fil de rencontres privées ou professionnelles, et avec ses portraits extraordinairement sensibles et précis, quelquefois drôles et vachards, mais toujours justes, Jean-Louis Kuffer arrive à restituer toute une époque. Dans ce volume, on s’entretient avec Paul Morand, ou Philippe Sollers, on y évoque les relations (houleuses !) avec Jacques Chessex et la mort de l’écrivain, on y découvre Quentin Mouron ou Max Lobe, une nouvelle génération de jeunes auteurs.
En passant, Jean-Louis Kuffer y parle aussi, en toute franchise, de ses rapports avec les éditeurs, de ses moments de découragement profond, de ses amitiés remises en cause, de ses doutes, de ses moments de plénitude, en couple, en famille ou en voyage. Et de ses relations compliquées avec sa famille, cette famille qu’on a déjà rencontrée dans d’autres œuvres (Le Pain de coucou, Le Sablier des étoiles …) et qu’on retrouve ici avec émotion, notamment ce père, si délicatement évoqué à travers le souvenir d’une balade sans paroles, à deux, du côté de Begur, sur la Costa Brava.
C’est à l’initiative de Jean-Michel Olivier, écrivain et directeur de la collection Poche suisse qu’on doit la Riche Idée de la publication de Riches Heures, qui propose quelques 2000 textes écrits dans les années 2005-2008. Ces Riches Heures, intercalées entre L’Échappée libre et L’Ambassade du papillon, font chronologiquement partie des années couvertes dans l’Échappée libre (1999-2013), mais lui font comme une parenthèse littéraire qui serait une sorte de bande annonce de l’ensemble, puisqu’il s’agit d’un superbe florilège du blog littéraire de Jean-Louis Kuffer (http://carnetsdejlk.hautetfort.com/), créé en 2005.
Ces Riches Heures sont la suite de L’Ambassade du papillon, mais une suite qui prend un nouveau départ, et dont l’écriture s’enrichit de l’immédiateté de l’Internet et de l’interaction avec les lecteurs, fidèles ou ponctuels : « Pasternak disait écrire 'sous le regard de Dieu', et c’est ainsi que je crois écrire moi aussi, sans savoir exactement ce que cela signifie. Disons que ce sentiment correspond à l’intuition d’une conscience absolue qui engloberait notre texte personnel dans la grande partition de la Création. Ce sentiment relève de la métaphysique plus que de la foi, il n’est pas d’un croyant au sens des églises et des sectes, même s’il s’inscrit dans une religion transmise. J’écris cependant, tous les jours, 'sous le regard de Dieu', et notamment par le truchement de mes Carnets de JLK. Cela peut sembler extravagant, mais c’est ainsi que je le ressens. En outre, j’écris tous les jours sous le regard d’environ 500 inconnus fidèles, qui pourraient aussi bien être 5 ou 5000 sans que cela ne change rien : je n’écris en effet que pour moi, non sans penser à toi et à lui, à elle et à eux. »
Dans L’Ambassade du Papillon, l’ouvrage qui précède L'Échappée libre et les Riches Heures, et qui traite des années 1993-1999, Jean-Louis Kuffer évoque ses rapports personnels, en tant que critique et en tant qu’écrivain, avec le monde littéraire romand, notamment la grande brouille avec Dimitrijevic, la fin d’une très grande amitié et la fin d’une époque. L’auteur y parle aussi de son activité de journaliste au quotidien 24 heures et de rédacteur en chef du Passe-Muraille, son magazine littéraire, un témoignage passionnant sur ce qu’est ou non l’engagement politique – l’information, la désinformation, la manipulation, le nationalisme, les médias, le vrai, le faux – lié aux rapports humains, rendus plus complexes encore par les ambigüités qui font se mêler amitié et édition, sentiment et pragmatisme.
On y retrouve ces magnifiques moments de solitude et d’introspection quelquefois joyeux, quelquefois douloureux, cette lucidité sur soi-même, ces doutes personnels de l’auteur quant à ses qualités humaines ou ses capacités littéraires, cette fantaisie aussi, et ces pages extraordinaires de tendresse triste sur la maladie et la mort de Thierry Vernet, compagnon de route de Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde et superbe peintre. On y savoure cet art du portrait littéraire ou humain, celui, en filigrane, de sa compagne, celui de ses filles, qu’il regarde grandir, mais aussi ceux fins, rageurs quelquefois, désabusés aussi, de Dimitrijevic ou de Jacques Chessex. On y éprouve ce sentiment du temps, et de la mort, cette conscience aigüe de l’importance de ce que l’on vit au moment où on le vit.
En parallèle, on y rend compte de l’intérieur de toute une époque qui se terminait, celle de la guerre froide, et d’une nouvelle époque qui naissait, avec sa géostratégie complexe et sournoise incluant les médias et une partie de l’intelligentsia, dont les populations de l’ex-Yougoslavie et de bien d’autres pays – la Tchétchénie, la Géorgie, l’Irak, l’Egypte, la Syrie, l’Ukraine, le Soudan… –, continuent à faire les frais sous couvert de nationalisme ou de désir de démocratie, pendant que les grandes puissances s’arrangent entre elles pour préserver chacune leur importance régionale, leurs sources d’énergie et leur pouvoir d’achat. Diviser pour mieux régner…
Les Passions partagées (Campiche, 2004)
Dans ce volume, qui retrace les années 1973-1992, c’est la 'période Dimitrijevic' qui est évoquée, avec les grands auteurs serbes qu’on y publiait, et les vedettes-maison, Grossmann, Zinoviev, Volkoff, dont Jean-Louis Kuffer fait des portraits vivants, sophistiqués, musicaux, visuels, tactiles presque, n’hésitant pas à parler de leurs petitesses à plusieurs reprises. Il remarque, à propos de Zinoviev : « Le génie est incapable de se faire un œuf au plat ». Quant à Volkoff, il apparaît en chasseur, et ça lui va comme un gant. Lucien Rebatet fait l’objet d’un étonnant entretien, Denis de Rougemont ne peut s’empêcher de faire semblant d’ignorer l’existence de Friedrich Dürrenmatt, Gore Vidal fait une apparition élégante et pleine d’humour, Michel Tournier reste d’une politesse glaciale et fermée, Patricia Highsmith apparaît au contraire primesautière.
En parallèle, l’auteur assiste à la mort de son père, à celle de sa mère, à la naissance de ses filles. L’enfance est évoquée à travers ses conditionnels – « Le conditionnel de notre enfance, c’était la clef des mondes. On serait sur une île, Toi, tu ferais les Indigènes et moi je serais Surcouf » – et à travers des notes comme « La maison de mon enfance avait une bouche, des yeux, un chapeau. En hiver, quand elle se les gelait, elle en fumait une » ou comme « La douceur bouleversante d’après les larmes de notre enfance, que nous cherchons peut-être à retrouver, de temps en temps, en essayant de pleurer sans raison ».
C’est d’ailleurs dans Les Passions partagées qu’on trouve peut-être une des clés de ce magnifique journal littéraire, dont on espère qu’il va continuer encore longtemps : « La seule bonne façon d’écrire me semble d’écrire tout le temps, non par automatisme mais par attention ».