(Dialogue schizo)
Du Mundial et de la fierté « nationale ». De ceux qui « font le job » et des généralisations abusives. Des jeux du cirque sportif ou médiatique et de la possibilité de « faire avec »…
Moi l’autre : - Alors ce match ? Fier de la Suisse ?
Moi l’un : - Tu parles ! Pas mal le match, et quelle belle équipe, mais fier de quoi ?
Moi l’autre : - Tu te démarques des supporters ?
Moi l’un : - Absolument pas. Tu imagines la ferveur ? Faire le voyage du Brésil, et ensuite faire le voyage de Manaus ! Tu te représentes ce que ça a pu être pour ceux qui ne sont jamais sorti de leur bled ?
Moi l’autre : - Mais le côté grégaire de tout ça ? Le côté jeux du cirque ?
Moi l’un : - Disons qu’il y a jeux du cirque et jeux du cirque. Rome avait institué des jeux sanglants pour mieux établir le pouvoir de l’Empire, mais là c’est plus soft et sophistiqué – et puis il y a le football qui n’a rien de la violence compulsive d’un fight club ni de la messe noire…
Moi l’autre : - Et l’Empire du fric ? Les employés millionnaires posant aux stars ? Tu as remarqué la parade finale de Shaqiri ?
Moi l’un : - Bien entendu et j’ai trouvé très bien. Je trouve très bien qu’un type qui a bien fait son job en soit fier. L’autre jour, il invoquait la responsabilité de l’équipe, après la tripotée française, alors qu’on lui tombait dessus, et c’est une équipe qu’on a vu gagner hier, mais c’est bien à lui qu’on doit les « finitions ».
Moi l’autre : - Sur passe d’un autre « migrant » serbe ou croate…
Moi l’un : - Oui, on a relevé que l’équipe suisse était la plus multiculturelle du Mundial, et ça peut en étonner d’aucuns, mais ça prouve quoi ? Que nous sommes des aigles de l’intégration ? Ou qu’au contraire nous ne prêtons qu’aux riches ? Pour ma part, je me méfie toujours plus des généralisations et je n’ai pas demandé, aux ouvriers et apprentis qui sont venus installer nos nouvelles fenêtres, lequel était un pur Suisse et lesquels avaient des parents migrants. Nous avons apprécié le beau travail d’équipe et les finitions. Cela dit, les niaiseries des médias, genre « La Suisse a rendez-vous ce soir avec son destin » ou «Ce soir le monde va s’arrêter de tourner », me font juste rire. Pas grave ! Et L’Entreprise FIFA et ses employés, c’est un autre problème. Et qui oserait dire que l’Empire du fric et des pouvoirs nationaux ne joue pas sur ces jeux de cirque ? On pourrait en conclure que tout ça relève de l’aliénation de masse, mais ça ne me satisfait pas. Je n’ai pas envie de me sentir « au-dessus ». D’ailleurs qui est « au-dessus » ? Celui qui lit Proust ou Rilke dans sa clairière ? Ce serait bucolique comme néo-humanisme, mais en somme trop confortable et pire: illusoire. Il y a un tour d’illusion dans cette posture élitaire.
Moil’autre : - Tu n’est pas élitiste ?
Moi l’un : - Je le suis à l’extrême quand il s’agit de travail bien fait, car c’est cela même la poésie au sens ancien : c’est faire le job et à la perfection. Federer et Shaqiri sont adulés et là je n’entends pas parler d’élite, alors que prôner un grand penseur ou un grand poète te déclasse auprès des envieux qui croient que la culture se réduit à une domination de classe.
Moi l’autre : - Je t’ai vu regarder les ouvriers installer nos fenêtres au milieu de nos masses de livres…
Moi l’un : - Oui, et je les ai surtout regardés avec leurs outils. Je ne vais pas faire du lyrisme à deux balles en célébrant la beauté du geste, mais le respect commence par l’appréciation du travail bien fait et Lady L. le vit elle aussi sans disserter.
Moi l’autre : - Peter Sloterdijk évoque la « résistance du livre à l’amphithéâtre », à propos des jeux du cirque romain et des débuts de l’humanisme consistant à opposer la "lecture humanisante, créatrice de tolérance, source de connaissance,face au siphon de la sensation et de l’enivrement des stades »…
Moi l’un : - Oui, tu fais allusion à ce passage des Règles pour le parc humain qui parle du « choix médiatique » de la douceur contre la brutalité…
Moi l’autre : - Je cite donc plus précisément : « Quand bien même l’humaniste viendrait à s’égarer dans la foule hurlante, ce ne serait que pour constater qu’il est lui aussi un être humain et qu’il peut donc être infecté par la bestialisation. Il sort du théâtre pour revenir chez lui. honteux d’avoir participé involontairement à ces sensations contagieuses, et il est désormais enclin à admettre que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Mais cela prouve uniquement que l’humanité consiste dans le fait de choisir les médias qui apprivoisent sa propre nature afin de la faire évoluer, et de renoncer à ceux qui la désinhibent. Le sens de ce choix médiatique est de se déshabituer de sa propre bestialité éventuelle et de mettre de la distance entre soi-même et les dérapages déshumanisants de la meute théâtrale des hurleurs ».
Moi l’un : - Ce qui veut dire qu’on peut « faire avec », pour autant qu’on garde la distance. Ce qu’il ya d’embêtant avec l’élite, et notamment l’élite française ou l’élite académique, c’est qu’elle garde la distance sans se frotter au « monde d’en bas ». C’est comme ça aussi que Finkielkraut réduit Internet à une poubelle. Surtout pas se « frotter ». Surtout pas d’expérience...
Moi l’autre : - Surtout pas se commettre sur Facebook !
Moi l’un : - Quelle horreur, ma chère, tu te rends compte, cette basse-cour de la compulsion narcissique. Tous ces égos frustrés !
Moi l’autre : - Mais la « meute hurlante » est là aussi !
Moi l’un : - Et comment, et souvent anonyme. Mais quelle expérience intéressante, significative et intéressante, écoeurante parfois et combien intéressante que celle des réseaux sociaux..
Moi l’autre : - Au début des Règles pour le parc humain, qui a donné lieu à une polémique assez ignoble où la « meute hurlante » était le fait d’universitaires et de journalistes allemands, Peter Sloterdijk, encore lui, évoque le merveilleux Jean Paul Richter, pour lequel les livres sont de « grosses lettres adressées aux amis », et constate que l’humanisme constitue « une télécommunication créatrice d’amitié utilisant le média de l’écrit »…
Moi l’un : - Valable pour Facebook ! Mais souvent avec des leurres, du fait de trop hâtives et fausses complicités, et ce raccourci plus ou moins débile du « j’aime », et cette avalanche de naiseries positivo-pseudo-poétiques à renfort de gommettes et de fleurettes…
Moi l’autre : - Passons !
Moi l’un : - C’est cela camarade :faisons avec…
Peter Sloterdijk. Règles pour le parc humain. EditionsMille et une nuits, 61p. 2006.