Lassé par l’agitation du monde, consterné par toutes ces guerres qu’on fait soi-disant pour imposer la démocratie (mais guerres qui curieusement profitent toujours aux plus riches), écoeuré par les mensonges de la presse qui s’est définitivement rangée du côté des puissants, je parlais l’autre jour de mon envie de silence.
On pourrait qualifier ce repli de fuite, mais on pourrait tout aussi bien lui donner le nom de sagesse. A quoi bon, en effet, se rendre malade à cause de la manière dont le monde évolue, on n’y changera quand même rien du tout. A notre petit niveau, il nous reste à ne pas gâcher complètement notre vie et à essayer de trouver un sens à notre existence propre. Chacun d’entre nous étant particulier et unique, il appartient à chaque homme (ou à chaque femme) de trouver ce sens dans ce qu’il aime et dans ce qui l’épanouit. Par ces mots, je n’entends pas une vision hédoniste ou quasi épicurienne de la vie. Non, ce que je veux dire, c’est que ce sens ne peut être trouvé que dans ce qui nous parle. Il s’agit donc plutôt d’une démarche fondamentale et existentielle, qu’on pourrait même finalement qualifier de quête.
En retrait par rapport au monde, éloigné de son agitation perpétuelle et ô combien futile, il me semble, en ce qui me concerne, que l’écriture et la lecture constituent deux pôles essentiels à travers lesquels je parviens à découvrir mon « moi » profond. L’animal n’a pas besoin de ces subterfuges. Un chat est un chat jusqu’au bout des griffes, quoi qu’il fasse. L’homme au contraire, submergé par tous les rôles que la société lui a imposés, ne parvient plus spontanément à être lui-même. Il lui faut donc ces moments de recul et de silence pour se retrouver et la lecture comme l’écriture sont précisément deux moyens pour tenter de rapprocher le moi intime du monde extérieur, pour tenter de comprendre ce que vient faire ce « moi » dans cet univers si hostile et si étranger à ses préoccupations personnelles. Le but est de dire ce « moi », non dans une sorte de narcissisme pathologique, mais dans une affirmation naturelle et spontanée.
Le recul permet aussi de prendre une certaine distance par rapports aux événements et donc de ne pas sombrer dans « l’instant » et dans son côté éphémère. C’est la force des grands écrivains classiques (et on retrouve le thème de la lecture) de traverser les siècles car ils sont parvenus à se détacher de leur époque (tout en puisant en elle leur expérience) pour atteindre une sorte d’universalité de l’humain. Ils sont au-delà de l’éphémère et c’est pour cela qu’ils nous parlent, parce qu’ils viennent combler en nous ce manque fondamental, parce qu’ils apportent un début de réponse aux questions existentielles que nous nous posons.
La lecture est donc un voyage dans le monde de l’esprit et l’écriture est un moyen d’exprimer ce qui était en nous et que nous ignorions. A l’abri dans sa grotte, l’homme préhistorique a lui aussi fait appel à l’art pour « dire » qui il était et pour tenter de trouver une réponse à ses questions. D’abord il a posé sa main sur la paroi rocheuse après l’avoir enduite de cendres et la trace qui a subsisté fut la première représentation de l’humain, une sorte de métaphore ou même de métonymie. L’homme pouvait partir chasser, le dessin de sa main continuait à dire qu’il avait existé et qu’il était passé par cette caverne. L’art, déjà, visait à l’immortalité.
Les siècles passant, le dessin de la main a fait place à des représentations plus complexes, et c’est la grotte de Lascaux et ses merveilleux animaux. A ce stade déjà, l’homme se situe par rapport à ce qui l’entoure et il tente de comprendre le sens de sa présence au monde.
Plus tard viendront les religions (mais peut-être que le cheval de Lascaux est déjà un dieu cheval, doué de pouvoirs extraordinaires et dont le chasseur devenu chaman tente de capter la force immatérielle. Qui sait, en effet, ce qu’on vraiment voulu dire nos lointains ancêtres ?), les religions, disais-je, qui fourvoieront les hommes vers des paradis imaginaires, tout en les contraignant sur terre à respecter une morale de fer au service des rois et des puissants. Loin d’épanouir l‘individu et de l’aider à se trouver, elles l’ont poussé vers des chemins de traverse qui l’ont conduit aux notions de péché, de punition, de peur et de refus des plaisirs de la vie.
Pour sortir de ce bourbier, il nous reste donc à réinventer la grotte primitive, celle de nos lointains ancêtres, et d’y dessiner, par exemple, une main tenant une plume. Peut-être parviendrons-nous enfin à dire ce que nous sommes, à défaut de pouvoir dire pourquoi nous sommes là.