[Ô DIEU DES NÈGRES, OÙ SONT MES RIVES ?]
Ô dieu des Nègres où sont mes rives ? Où est la terre, et où le fleuve ? Où mon corps, ma réalité ? « L’humanité » n’est jamais qu’un malheur pour l’homme, un rêve de déraciné ou un mensonge des empires… Une larve a fondé la Chine, un poisson fait naître la Flandre, un livre destiné l’arabe. Où sont ma terre et mes victoires, mon livre, mes feux, mon village ? Mon artisanat et ma guerre ? Mes dieux, mon clan, mon roi, ma jonque, mes bannières ? Je suis un fruit ouvert, mes sucres coulent,
ô dieux de mon père, un homme ne peut non plus se passer d’une histoire, une appartenance,
à ce niveau-là où il erre des vérités de la terre…
Ciel de mon père, donne-moi un droit, un point d’appui, une origine, ou un début d’explication… Explique ce mystère, vieux ciel qui m’a donné la vie,
ciel nain qui m’a donné la terre en cachant la place des puits,
donné des seaux percés, des outils démanchés, m’a planté en terre étrangère étant semence de pays,
m’a fait une tête de Maure, de Turc, donné une grande couleur morte,
une voix qui ne porte pas, n’irrigue pas, ne féconde pas.
(ce toit percé du jeu des mots pour ma maison…). Ô ciel des fous, m’as-tu semé pour que je meure ? Suis-je là pour rien rencontrer,
demeurer caché à moi-même ?
Dis-moi quelle est cette naissance où tout dissone ?
Ce territoire d’être étranger dans un destin semblant d’emprunt ?
Dis-moi le sens de cette énigme (de mon énigme ou de la tienne…),
ce chemin sans début ni fin, cette aumône d’ombre pour sol,
ces nuits en plein milieu du jour, ces aubes au milieu des nuits,
ces jours et ces nuits inutiles, ce travail livré aux méchants…
Jacques Pautard, Mélanine in Grand chœur vide des miroirs, Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, 2014, pp. 115-116.
JACQUES PAUTARD
Né en 1945, Jacques Pautard est le fils naturel d'un soldat noir de la Deuxième Guerre Mondiale et d’une paysanne de Haute-Saône. Élevé en familles d'accueil, centres d’apprentissage et maisons de correction, puis porté par la vague de contestation des années pré et post-1968, il a vécu une vie de marginal et d’autodidacte. Il s’est forgé ainsi une expérience de vie et un champ de réflexion singuliers et considérables. D’une force et d’une ampleur, qui nous semblent uniques dans la littérature française d’aujourd’hui, Grand chœur vide des miroirs est son premier livre de poésie.
Dans sa préface au Journal du réel gravé sur un bâton, de Michel Jourdan, Yves Bonnefoy écrivait : « Une dimension manque à la poésie française. Et c’est pourquoi je trouve de l’importance à ce qu’écrit Michel Jourdan, et voudrais contribuer à attirer l’attention sur son œuvre où un possible s’ébauche. » Beatnik impénitent qui a passé sa vie sur les routes en quête d’une sagesse peu conventionnelle, Pautard est de la même famille que Jourdan. Et peut-être ce Grand chœur vide des miroirs est l’un des textes qui évoque le mieux en français, dans sa liberté souveraine, la grande poésie de la beat generation américaine.
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