Le feu sacré charbonne grave

Publié le 19 mai 2008 par Ali Devine


Majdouline. –Msieu, vous pouvez dire à Rafiq d’aller s’asseoir ailleurs ? Moi j’étais mieux avant, quand j’étais toute seule. Lui il veut jamais travailler, il a jamais son matériel, il est toujours dans les embrouilles. Y me stresse.

Moi. –Et où veux-tu que je le mette ? Personne ne veut être assis à côté de lui.

Je n’ose pas le dire à Majdouline mais j’espérais que son calme, son sérieux, son goût pour le travail soigné finirait par déteindre sur son porcelet de voisin. J’ai fait avec elle ce que je reproche à la maîtresse de mon fils.


Plutôt que de se concentrer sur la vie de Jeanne d’Arc, Alberto préfère me parler de la sienne. La Pucelle, ceci dit, semble l’inspirer.

-Eh msieu, moi j’ai un démon. J’ai un démon jvous dit.

Je baisse les yeux sur sa tête hilare de dingue et je me dis qu’en fait, il a peut-être raison. Mais je ne suis pas exorciste.


Deux professeurs d’EPS dialoguent devant les ordinateurs.

-Ça va Fred ?

-Ça va, ça va… Faut que je rédige un rapport, là… Ça risque d’être long…

-Ah bon ? Qu’est-ce qui s’est passé, encore ?

-Quoi, t’es pas au courant ? Eh ben, vendredi, j’emmenais ma classe au stade de l’Étoile-Rouge. Peu après qu’on a passé la grille, je vois qu’on est suivi par un groupe d’ados plus grands, des lycéens, je crois. Alors on presse le pas. Au bout d’un moment, les mecs disparaissent, et alors j’arrête de les calculer. Au stade, on commence à courir, mais on avait pas terminé le premier tour de piste qu’une de mes élèves vient me voir d’un air angoissé pour me demander si j’avais prévenu les gardiens… Prévenu de quoi, ma petite Cynthia ? Et là je vois les lascars qui étaient revenus en force. Alors je fonce vers la loge du gardien, mais j’avais pas fait cinq pas qu’ils sont tombés sur Fodié Mansaré, et ils ont commencé à le rouer de coups.

-Putain. Qu’est-ce que t’as fait ?

-Ecoute, je suis allé pour les séparer, mais les mecs ils étaient une bonne dizaine, et taillés comme des gorilles. J’ai entendu qu’il y en avait un qui me disait, « Te mêles pas de ça sinon toi aussi tu morfles ! » Et le plus incroyable, c’est qu’il y a un de mes élèves, Boubacar, tu sais là, le grand, qui m’a traîné en arrière en me disant « Msieu, faut pas y aller, je vous sauve la vie, là. » Eh bon, ils l’ont bien bastonné, puis ils sont repartis comme des flèches avant qu’on ait pu voir un poil de flic.

-Putain.

-Eh bon, ensuite, ben j’ai tenu la tête de Fodié, qui avait les yeux complètement partis, en attendant que les secours arrivent. Franchement, j’ai pensé au pire. Ils ne lui ont rien cassé finalement, il a pu sortir de l’hosto le jour même, mais… Tu vois, quand ma famille me demandait comment ça se passait, dans mon bahut du 9-3, je leur répondais « Ah mais très bien… très bien… c’est sincèrement mieux qu’on ne croit… » Ben je leur dirai plus forcément la même chose.

-Ah ouais mais toi t’as eu du bol, ils ont attendu le mois de mai pour t’initier. Moi, quand je suis arrivée ici, à la première heure de mon premier cours y’a eu une bagarre au couteau. Bon, c’était peut-être de l’intimidation pure, parce que pas une goutte de sang n’a coulé, Dieu merci, mais j’étais blême. Les élèves, eux, non, ça les excitait plutôt. « Ouah, un fight au couteau mdame ! Zavez vu sa lame ? »

Enthousiasme de la jeunesse ! Nous rions.


 

Quatrième G. Interrogation écrite sur la Révolution industrielle.

Le Jibé
. –Msieu, où est-ce qu’on écrit la réponse ?

Moi. –Mais en dessous de la question, pardi !

Djeison. –Pardi !

Otman. –Pardi !

Ismaïl. –Pardi !

Patrick. –Pardi !

Kamel. –Pardi !

Smain. –Pardi !

Banushan. –Pardi !

Tutti. –Hin hin hin hin hin !

Et pis y penchent la tête pour échapper à mon noeil noir, plus ou moins, en ricanant sur leurs torchons. Mais :

Le Jibé
. –Eh msieu. Quand y zécrivent « Quel-leus sont les con-sé-quences de l’in-ven-tion de la ma-chine à va-peur », ça veut dire quoi, « conséquences » ?

Moi. Je soupire. –Une conséquence, c’est un effet. La suite d’un acte. (Il ne comprend pas) Tu vois, si je lâche ce stylo, il tombe. C’est une conséquence.

Le Jibé. –Ah ouais.

Et de touiller de confuses pensées dans son crâne étroit, qui n’a pas la contenance d’un bock. Et :

Smain
. –J’comprends rien.

Moi. –Fallait ptêtre écouter la leçon, ça aurait pu t’aider.

Smain. –Et mais genre ça veut dire quoi les mots en chinois, là, à la fin du texte ?

Moi. –Die neue Zeit ? Mais c’est rien, c’est le nom du journal où l’article a été publié. Tu peux très bien comprendre le texte sans ça. Laisse tomber. Ça n’a aucune importance.

Smain. –Et qu’est-ce que ça veut dire « Les actions sont cotées en Bourse » ?

Moi. –J’ai passé une heure à vous l’expliquer jeudi. Mais tu étais occupé à traiter la mère de Patrick. On ne peut pas tout faire en même temps.

Smain. –Ouah, c’est lui qui avait commencé.

Le Jibé, faisant irruption avec violence dans notre dialogue. –Msieu, ça veut dire quoi les trois mots là… di.. neu-he…zète…

Moi, découragé. –C’est la malédiction du frontifpice.


Et pour finir, sous vos applaudissements. Camélia Boubay.

Rapport d'incident.
Date et lieu : lundi 19 mai, cours de 14 h 30.

Camélia a perturbé le contrôle d'histoire et la fin de l'heure par tous les moyens possibles.

   -L’ayant vu au début de l’heure avec son MP3, je lui rappelé que cet objet n’avait pas sa place en cours, et elle m’a juré qu’elle le rangeait et qu’elle ne s’en servirait pas ; mais par la suite, je l’ai vu y toucher plusieurs fois, à des moments où elle ne se croyait pas observée.

   -Elle a échangé un téléphone portable allumé avec son voisin Banushan (alors qu’ils sont tous deux au premier rang) ; quand je le lui ai réclamé, Banushan a refusé de me le donner.

 -Dès qu’elle m’a rendu sa copie, elle s’est mise à papoter à haute voix avec différents interlocuteurs ; à un moment donné, pour illustrer son propos, elle en est même venue à frapper dans ses mains devant elle, comme si elle était au concert.

  -Quand je lui ai reproché son comportement, elle m’a dit « vous êtes fou » ; puis, comme je l’avertissais que j’allais rédiger un rapport : « je m’en fous ». (C’est toujours mieux que son sempiternel « J’m’en bats les couilles », mais c’est encore assez éloigné du ton que l’on est censé employer avec un professeur.)

  -Après la sonnerie et la sortie des élèves, je me suis enfermé dans la salle pour y reprendre mon calme et y faire un peu de rangement ; j’ai alors entendu la voix de plusieurs élèves qui, du couloir, criaient : « il est fou, il est fou ! »

Je rappelle que j’ai déjà dû m’entendre traiter de « menteur » (rapport du 12 février) et de « bâtard » (rapport du 25 mars) par la même élève, que j’ai déjà signalé l’utilisation compulsive qu’elle fait de son portable et de son lecteur MP3, que je l’ai déjà surprise plus d’une fois en train de se remaquiller en pleine classe, qu’elle perturbe pratiquement tous les cours auxquels elle assiste. Elle n’a JAMAIS son carnet de liaison et la sanctionner est compliqué.

Mon intention est de ne plus admettre cette élève dans mon cours tant qu’elle ne m’aura pas présenté des excuses écrites et que des mesures n’auront pas été prises à son égard. Le caractère vulgaire et récurrent des insultes proférées, ainsi que son attitude ouvertement et violemment anti-scolaire, me paraissent personnellement justifier une convocation du conseil de discipline.


S'appressan gl'istanti / d'un ira fatale

Sui muti sembianti / gia piomba il terror ! ...