Vincenzo Nibali.
Depuis Bagnères-de-Luchon (Haute-Garonne).Maintenant, il croit savoir à peu près où il en est, dans les moindres détails. Jusqu’à cette année, il manquait à Vincenzo Nibali (Astana) la visibilité du Tour, la seule qui octroie le prestige de la tunique et la métaphysique du temps retrouvé. Depuis le départ de Leeds et les forfaits de Froome et de Contador, l’Italien semble posséder cette clairvoyance, cette lucidité intuitive qui renvoie à la violence âpre de l’effort dans lequel elle trempe. Appelons cela la maturité. Ce petit quelque chose qui apaise ou exalte l’esprit, ce qui ne fait jamais de mal dans un sport si dur qu’il tend le plus souvent à souiller les corps, à les déshonorer. Hier, au terme d’une première étape pyrénéenne (pas la plus difficile), disputée entre Carcassonne et Bagnères-de-Luchon (237,5 km) et remportée par Michael Rogers (Tinkoff), le maillot jaune n’a pas ignoré ce précepte assez simple : pour se hisser plus haut encore et abaisser la ligne d’horizon, il n’est pas inutile, parfois, d’opter pour un contrôle total de soi et des autres – avant d’envisager, peut-être, quelques résolutions radicales.
Dans ce début de traversée pyrénéenne, sublime sous la voûte en écrin d’un ciel aveuglant, Nibali connaissait la menace d’une nouvelle génération de prétendants, parmi lesquels les Français expectorent un orgueil réinventé, tous dans la position d’embusqués qui guettent dans l’intimité de leur propre volonté le moment de faiblesse de l’adversaire. Ils visent le podium ; pourquoi pas la gloire absolue? Le terrible Port de Balès (11,7 km à 7,7%, classé HC), dont le sommet était placé à 20 kilomètres du but, serait-il le premier juge de paix? Pour Romain Bardet par exemple? À vingt-trois ans, le gamin d’AG2R devait confirmer que l’apprenti valait les maîtres. Ce fut compliqué. Défaillant dans ces pentes meurtrières, il concéda 1’ 45” à l’arrivée… Et pour Thibaut Pinot? À vingt-quatre ans, le prodige de la FDJ devait prouver, lui, que son mental est à la hauteur de son physique, et qu’il finira tôt ou tard par débusquer cet instant fugitif où sa hargne fera ployer le monde cycliste et l’enfoncera. Bilan: une attaque fulgurante, à laquelle seul Nibali put répondre. Du grand, du beau, de quoi rêver pour la suite. Le voilà désormais troisième du général…
Et pour Pierre Rolland? À vingt-sept ans, le leader des Europcar n’avait déjà plus qu’une mission, reprendre des minutes et entretenir l’espoir d’un renversement de type quasi révolutionnaire. Mais ce fut rouge dans la brume de sa propre désillusion: plus de deux minutes lâchées aux meilleurs… Et pour Jean-Christophe Peraud? Reconnaissons que le dernier Français de la « bande des quatre » est un cas à part, sinon un mystère. À trente-sept ans, un âge stupéfiant dans le vélo moderne, le vétéran d’AG2R n’incarne pas la nouvelle vague. L’homme préfère jouer les prolongations et à lui seul voudrait honorer les expérimentés, les rusés, les usés, les épais aux jambes de cuir dur qui s’engouffrent le regard baissé dans des performances assez surréelles. Il s’accrocha donc toute la journée, en acharné laborieux, toujours au bord du précipice, sans perdre toutefois la moindre seconde…
En somme, pas de quoi affoler Vincenzo Nibali. Pour l’instant. Le Sicilien, ces dernières années, avait couru après le temps perdu. Il a pour l’heure rétabli l’équilibre, d’abord avec lui-même. «Il faut attendre avant de parler de victoire», répétait-il en boucle, hier soir, alors que les suiveurs et le chronicœur dégustaient local – de l’hypocras noyé dans la garbure, du bamalou, de la croustade… Encore deux jours à tenir dans les très hautes Pyrénées, avec deux arrivées au sommet. Mais puisque rien n’échappe à l’imaginaire du cyclisme, qui, comme toute passion ultime, met la vie en exercice jusque dans son intimité, Nibali sait qu’il n’escaladera vraiment le grand escalier en bois de chêne du Tour qu’à la condition de forcer encore un peu plus son destin. Gagner, c’est bien. Entrer dans l’histoire, c’est autre chose. «Ce n’est jamais qu’à cause d’un état d’esprit qui n’est pas destiné à durer qu’on prend des résolutions définitives.» Nibali n’a sans doute jamais lu Proust. Qui s’y connaissait côté temps.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 23 juillet 2014.]