La littérature des intermittents

Publié le 23 juillet 2014 par Jlk

 

(Choral parano)

À propos du prétendu Blues des écrivains, dossier éploré du magazine Marianne concluant au désamour frappant  la littérature en France. De l’état plus nuancé des choses. Des constats de Peter Sloterdijk sur la transmission. Entre autres choses...

Moi l’autre : - Et c’est reparti pour le lamento…

Moi l’un : - Ou pour un marronnier estival de plus ?

Ma sœur Anne : - Qu’est-ce qu’il entend  par marronnier, çui-là ?

Moi l’autre : - Ce qu’on appelle marronnier en termes journalistiques, ma sœur Anne, désigne un sujet bateau servi quand la rédaction est en vacances, genre : La sexualité des Françaises ou Où en êtes-vous avec Dieu ? Et cette fois, c’est le désamour dont pâtiraient les écrivains en France…

Ma sœur Anne : - Merci pour l’info : je capte.

Moi l’un : - Donc à en croire le dernier dossier, vite fait sur le hamac, de Marianne, les écrivains français se sentiraient mal : à part quelques-uns ils relèveraient de l’aide sociale s’ils comptaient sur les revenus de leurs droits d’auteurs, ils seraient maltraités par les éditeurs, ils n’auraient que les Salons du livre pour se sentir exister, et les lecteurs de littérature éprouveraient « un même malaise »…

La prof de lettres : -Il y a sûrement du vrai là-dedans, comme il y en avait dans La littérature en péril de Todorov, non ?

Moi l’autre : - Sûr qu’il y a du vrai, mais le prétendu dossier est tellement« téléphoné » dans le sens du lamento qu’il laisse perplexe.

Moi l’un : - Disons qu’il sent terriblement la France démoralisée se réfugiant dans les jérémiades genre intermittents du spectacle, pour qui tout devient revendication sur les fins de mois. Tout se passe comme si le vague mécontentement éprouvé par certains écrivains devenait vérité générale, et comme si le seul palliatif était d’ordre économique.

Clément Lesage, libraire : - C’est vrai que ce dossier est très mal « cadré ». Que la littérature au sens que nous aimons foute le camp, c’est à la fois vrai et faux. Que la bonne littérature ne soit plus défendue dans les médias, c’est à la fois évident et relatif. Mais qui est à plaindre le plus : l’écrivain, le libraire indépendant, l’éditeur littéraire essayant de survivre ?  Quand Morgan Sportès se plaint de ne plus recevoir d’ « avances confortables » de son éditeur à la signature d’un contrat, il situe déjà le débat. Comme si l’« à-valoir » était un droit acquis !   

Ma sœur Anne : - C’est qui çui-là, Morgan Sportès ?

Moi l’autre : - Eh là, ma sœur Anne, tu n’as pas lu Tout tout de suite, le Prix interallié 2011 ? Et La dérive des continents ? Disons que c’est un emmerdeur talentueux un peu hors cadre. Un ancien ami de Guy Debord. Tu vois le genre ?

Ma sœur Anne : - Debord j’adore ! Mais Sportés j’ignore !

Clément Lesage : – Limite provocateur quand il reproche à son éditeur d’annoncer 150.000 exemplaire de son dernier livre aux médias alors qu’il plafonne à 60.000. Limite enfant gâté !  

Moi l’un : - Et la littérature dans tout ça ? Elle survit ailleurs !

JLK : - Tout juste Auguste. À vingt ans et des poussières, après un article bienveillant que j’avais consacré à son dernier livre, qui n’a pas dû atteindre les 600 exemplaires, Marcel Jouhandeau m’a écrit plusieurs lettres et recommandé de ne jamais vivre de ma plume : « Prenez un métier mon enfant, pour rester libre »…

L’ancienne militante : - Il t’appelait « mon enfant », Jouhandeau ? 

JLK : - Il avait 60 ans de plus que moi…

Moi l’un : - Cette question des tirages fait fantasmer tout le monde…

JLK : - Un jour que nous en parlions avec Jean d’Ormesson, le cher homme me cite Henri Michaux prétendant qu’un auteur se « compromet » à plus de 1000 exemplaires. Et Jean d’Ormesson de me lancer à juste titre : « Vous ne trouvez pas ça un peu snob ? ». Ceci dit, c'est à Michaux que je reviens tout le temps, pas à Jean d'O...

Moi l’autre : - Ouais, tout ça revient à un changement complet de société…

JLK : - C’est exactement ça. Il y a 40 ans, quand tu publiais un livre en Suisse romande, il y avait une vingtaine de critiques littéraires, souvent profs « à côté », qui te consacraient un papier, bon ou pas. Aujourd’hui...

Moi l’un : - Tu vas te plaindre toi aussi ?

JLK : - Que non pas : je me la coince. D’ailleurs j’estime qu’écrire et publier est une chance et un bonheur, et puis j'ai horreur des salons. Mais je lis ce matin, dans les carnets de Peter Sloterdijk, Les lignes et les jours, que son émission-philosophique à la télé allemande fait un tabac alors que la télé suisse romande reste toujours infoutue de se risquer à parler de livres et d’écrivains. Et je vais passer vite sur la dégringolade des rubriques littéraires dans nos journaux, comparées aux journaux alémaniques ou allemands.   

La prof de lettres : - Il faudrait parler aussi  du peu de curiosité des enseignants pour la littérature…

Moi l’un : - Tout se tient dans ce domaine de la transmission. Mais tout n’est pas perdu, je crois. Le même Sloterdijk dont parle JLK, dans un entretien paru dans le même numéro deMarianne, pose d’ailleurs cette question centrale de la transmission, non sans pessimisme.

Moi l’autre : - Mais lui ne se contente pas de râler: il agit. Par ses livres. Par son travail de conférencier en Allemagne et partout. Quand il parle en public, Sloterdijk draine un public inimaginable en France ou en Suisse.

L’ancienne militante : - Effet de mode, tu crois pas, genre "star de café philo" ? ?

Moi l’autre : - Non :plutôt une tradition qui fait qu’en Suisse alémanique ou en Allemagne, la lecture publique est une pratique largement partagée.

Moi l’un : - Qu’on voit pourtant resurgir, aussi, en Suisse romande et en France...

Clément Lesage : - C’est vrai. Et puis il y a la Toile.

Moi l’un : - Vous allez sur Internet, vous le « pur » littéraire ?

Clément Lesage : - Et comment !

Moi l’autre : - Mais vous n’êtes pas, quand même, sur Facebook ?

Amina Mekahli : - Mais bien sûr que Clément est sur Facebook. C’est d’ailleurs un de mes amis ! On partage !

Marianne, No 900. En couverture: Pourquoi l'Allemagne nous gonfle !
Peter Sloterdijk. Les lignes et les jours. Maren Sell, 2014.