SIBERIADE - Une séance privée avec le camarade Paul Greveillac

Publié le 23 juillet 2014 par Thebadcamels
On compte parfois parmi nos amis des gens frustrés. Ils le sont pour un tas de raisons, qu’ils estiment même souvent valables. Et, avouons-le, ils ont parfois raison. Paul Greveillac fait partie de ceux-là. Si vous vous risquez à dire que vous “aimez le cinéma”, il vous jaugera rapidement, sans méchanceté mais sans bienveillance non plus. Il vous soupèsera tout en entier pour tâcher de savoir si, vraiment, vous “aimez” le cinéma. Grâce lui en soit rendue ! à notre époque où tout le monde aime tout, des petits pois instagrammés aux Louboutins crottées, son exigence a quelque chose de salutaire. Et s’il est vrai (il ne me reprochera pas, je l’espère, ce qui va suivre) qu’il n’est jamais très agréable ni aisé de lier langue avec une encyclopédie (de surcroît lorsqu’elle est sûre de son bon droit et semble ne rien vous devoir), on ne pourra pas nier, si l’on est curieux et “passionné” (attention, encore un mot sujet à caution pour le Sage Greveillac), que le profit qu’on en tire peut s’avérer élevé. Toujours est-il (revenons-en à nos chameaux : la frustration) que connaître seul des chefs d’oeuvre, ne pouvoir en parler à personne, est toujours frustrant.   
C’est ce qui m’a poussé à accepter récemment l’invitation de l’auteur des Fronts clandestins. Pour me remercier, en quelque sorte, de lui avoir fait découvrir Nashville, film américain sur le peuple et la politique, il a voulu à son tour me montrer un film : Sibériade- fresque soviétique de plus de quatre heures, portant sur la vie d’un village sibérien des années 20 aux années 60... Je me suis d’abord dit : mais qu’est-ce qui lui prend encore. Il bosse sans doute sur un roman. Quatre heures en Sibérie. Il est fou. (A propos, si vous perdez un jour la raison jusqu’à vous laissez tenter, comme votre reporter sans frontières, parSátántangó, je ne peux qu’espérer pour vous un dégât des eaux.) Je dois donc avouer que j’hésitais. Et puis voilà. J’ai accepté. Grand bien m’en a pris. Qu’est-ce que quatre heures finalement, par rapport aux journées passées devant des séries américaines à l'arrière-goût de gâchis.   
On connaît Kontchalovski. Tout du moins, ses productions américaines : Tango & Cash, Runaway Train (d’ailleurs pas mal). On sait peu qu’il fut, dans les années 60, le compère de Tarkovski. On est moins familier avec ses productions soviétiques. Dont, donc, Sibériade, Grand Prix à Cannes en 1979, tout à la fois adieu à l’URSS avant passage à l’Ouest et chant du cygne, en quelque sorte, d’une certaine forme de réalisme socialiste avant l’avènement de Gorbatchev et les films de la “perestroïka” (au premier rang desquels Taxi Blues, qu’on recommande chaudement).
Pesons nos mots : Sibériade est servi par son souffle et par sa sincérité. Et ses quatre heures (le film est scindé en quatre parties chronologiques : mettez les pauses à profit) glissent sur vous comme l’eau sur les plumes d’un canard (ou plutôt d’un cygne, donc - et il y a des cygnes dans Sibériade). Sibériade est exceptionnel en ce qu’il fait montre, à tous les étages, d’une maîtrise rare. Kontchalovski se joue de la forme, libère ce faisant une poétique brute. Son propos n’est jamais embrouillé et pourtant, Kontchalovski prend des risques : encastre des scènes irréelles, fantasmées (de rêve, voire d’introspection) au coeur de scènes quant à elles bien réelles. Et ce sans artifices ni déjà vu. (Par exemple : le passage du sépia au noir et blanc ou à la couleur, et inversement, n’est pas un code, semble avant tout faire état du moment tel qu’il est vécu par le protagoniste et ne fournit que peu d’indications quant à la nature exacte de la scène - avérée, ou pas ?) Là où Tarkovski, par les changements d’objectifs et de rythmes, signifiait les rêves du jeune Ivan, Kontchalovski peut conserver le plan séquence et se contenter de quelques secondes magnifiquement suspendues. Le montage, par ailleurs, est tout au long du film irréprochable, explicite (souvent a posteriori) le propos, crée des passerelles, perce des raccourcis avec une économie efficace.
Dans Sibériade, il y a toute l’URSS (et son rejeton la Russie) : humaine et grandiose, bavarde et où pourtant l’essentiel est tu : car le coeur des hommes est trop grand, et la transcendance est une drogue dure, sans retour. Il y a toute l’URSS, et plus encore. Sibériade, dans son prodige, est tout à la fois réalisme socialiste (portrait de ces hommes “trop humains” du bout du monde, en lutte amoureuse avec cette terre qu’ils aiment, en coït avec cette terre qu’ils savent féconde et qui, pour un temps se disent-ils, se refuse à enfanter) et réalisme poétique. La célèbre sculpture de L’Ouvrier et la Kolkhozienne n’est jamais loin. Cent ans de solitude non plus.
Il y a aussi dans Sibériade (tout grand film dit beaucoup de choses) une adéquate réflexion sur le progrès, l’écologie et l’homme qui, si elle n’est pas nouvelle (elle l’était davantage en 1979), est cependant transmise dans une justesse sans ambages : les hommes (leur multitude : Moloch) écrasent l’homme (l’individu : presqu’île de nature, dont le sacrifice est requis - qu’il accepte du bout des lèvres ou à pleine bouche). La “cité radieuse”, moderne du communisme noie le village rural et oublié. Le “progrès” (dont l’une des concrétisations vandales, en URSS, fut par exemple la campagne des Terres Vierges) n’est qu’une manifestation de cet écrasement. Disons-le : il était alors plus aisé (car la menace était industrielle, extériorisée) d’identifier l’écrasement du progrès. Mais il est toujours là. Et c’est à chacun qu’il revient de choisir dans quelle mesure il accepte d’être écrasé, d’évaluer ce que l’écrasement lui apporte, dans quelle mesure l’écrasement le définit. Les protagonistes de Sibériade ont moins ce choix. Mais n’en sont jamais plus malheureux, magnétisés qu’ils sont par leur âge d’or : l’enfance des bois et l’étoile du Nord. Kontchalovski le dit. Sans naïveté ni condescendance. Dans un amour équitable de la terre et des hommes.
N’en écrivons pas plus. Il y a tant à dire encore. Il faut voir Sibériade
En quittant Paul Greveillac, je lui demandai si son prochain ouvrage ne porterait pas sur l’URSS. Il bougonna quelque chose. Je crois que c’était du russe.
8/10

Matthieu Gredain