Gueffroy

Publié le 08 août 2014 par Ctrltab

J’ai rêvé d’une grande maison lumineuse où l’on se réveille aux rires des enfants. Le soleil cru du matin dore la peau, le café éveille les papilles, une légère brise hérisse les poils. Une petite fille joue au ballon rouge, son frère tourne autour d’elle sur un tricycle bleu. Ce bonheur-là, je ne vois pas pourquoi je n’y aurais pas droit. La dispute ne tarde pas. Le ballon roule dans les roues du vélo, le garçon s’en empare. Ca se chamaille. Ca va hurler, ça hurle : Maman ! J’entre en scène. Juge malgré moi, contrainte de régler le conflit, de poser une sentence, de rétablir le sort des deux parties, d’éviter le chaos. Je suis la carte de la justice, le numéro huit du Tarot de Marseille, le sabre d’un côté, la balance de l’autre. L’épée est émoussée, l’équilibre du pèse-bébé est trafiqué. Qu’importe, nul n’est sensé le savoir, seule l’apparence compte. Ensuite la justice, ce n’est qu’une question de bricolage, plus ou moins ingénieux. Un jeu de regards. Je somnole et divague entre deux tétées. Pourquoi ai-je voulu à tout prix procréer ? Pour me donner en spectacle, je crois. Comme autrefois j’admirais mes parents, leurs pattes d’éph, leur fumée de cigarette, leur charabia, leurs rires et leurs larmes que je ne comprenais pas. Les enfants nous espionnent et nous jalousent. Un jour, ils seront grands comme nous et ils feront ce qu’ils souhaitent. Distillons-nous tant le parfum de la liberté ? Je n’en suis pas sûre. En attendant, ils essaient d’échapper à notre vue. Dans une famille, on s’épie, on se guette, on s’attend, on se non-dit. Souricière. Guet-apens. Entreprise bourgeoise. Répétitions.

Un cri m’extirpe de ma nuit. C’est Anouk dans son berceau. Elle a faim, sa sœur va bientôt se réveiller. Chloé, endormie à mes côtés, maugrée. Les chiffres cramoisis du réveil affiche un insolent quatre heures quarante-sept. Chloé voudrait dormir, elle a une réunion importante ce matin. Fuir donc la chaleur de la couette, se séparer du rêve partagé, prendre les deux petites et la première laine à portée de main et se planquer dans la cuisine. Brancher la cafetière, la radio et les deux bébés. S’asseoir sur la chaise haute, attendre le café, goutte à goutte, se laisser aspirer et écouter le bruit des succions avides et le journal du matin.

Aujourd’hui, c’est le 5 février, on célèbre l’anniversaire du dernier fusillé ayant tenté de franchir le mur de Berlin. Vingt-cinq ans déjà. Une vie gaspillée pour le bonus d’un soldat. Du sang versé pour un peu de beurre dans les épinards d’un fonctionnaire. 150 Deutsch marks, le prix d’une vie rebelle. C’est con, le fusillé aurait attendu neuf mois, le temps d’une grossesse, on l’accueillait de l’autre côté, les bras ouverts, le champagne brandi et le violoncelle dégainée. Du moins, dans l’euphorie des premiers jours. Alors, je n’y résiste pas, je l’invite à ma table,  Gueffroy. Il apparaît. Il a vingt ans, les boucles rouges, les yeux verts égarés. Il se demande encore d’où est partie la balle. Je planque les filles dans mes nibards pour qu’elles ne le voient pas. Les fantômes, ce n’est pas encore de leur âge. Lui, il est content d’être là. Le grand échalas allemand à la gueule d’ange. Ca ne lui arrive pas souvent, me dit-il, de venir en ville dans des lieux si chics, si modernes. Là, c’est moi qui rougis. Nous parlons en anglais qu’il maîtrise très bien. Il n’a presque pas d’accent, il a appris la langue avec les cassettes de Mickael Jackson qu’on se refile sous le manteau. Pour lui, le meilleur disque de tous les temps reste Thriller. Et je lui donne raison. Il me demande le nom des jumelles, Anouk et Mariette je lui réponds ; il me complimente.  Elles sont belles. C’est bien moi, la mère ? Il m’amuse, il est plus 21ème siècle que je ne le pensais (il est donc au courant pour les dons d’ovocytes et de gamètes ?) Ou plus 19ème je ne sais pas. Je pourrais être la nourrice après tout. L’allaitement ne garantit pas la maternité. Je lui explique que ce sont bien mes filles naturelles et même légitimes, elles sont nées dans le cadre de mon mariage avec Chloé. Par contre, je ne connais pas leur père. Pour moi, ce n’est que du foutre blanc exporté d’Espagne. Il s’esclaffe à tête déployée. Son crâne blessé s’ouvre à chaque déferlement de rires. C’est drôle et un peu effrayant. Je respire le haut du crâne d’Anouk et Mariette, leur odeur de bébé pour me rassurer. Ca lui rappelle la chanson de Billy Jean. Je connais l’histoire ? Non, j’émets une hypothèse en m’appuyant sur les paroles :le chanteur se serait fait harceler par une fan amoureuse qui prétendait qu’il était le père de son rejeton. Il applaudit. J’y suis presque, je chauffe, je chauffe. Je donne ma langue au chat ? Oui. Qu’est-ce qu’il est drôle, ce jeune mort de l’Est ! C’est encore plus absurde. Il s’agissait bien d’une groupie qui accusait Michael Jackson de paternité mais seulement de l’un de ses jumeaux. Il y avait de quoi d’inventer le moon walk et marcher sur la tête, non ? Il chantonne : « Be careful of who you love… Be careful of what you do… »  Je souris. Je lui demande de me préparer un toast. Autant profiter de sa présence. Avant que Chloé ne se réveille. Oui, avec de la confiture mais surtout sans beurre. Je déteste le contact du gras sous le fruit. Et le pain se trouve sur le four. Tu peux aussi le griller, s’il te plait ? Quel goût tu préfères? Strawberry, please. Tandis qu’il tartine, j’étale ma science. Tu sais, dans certaines tribus en Afrique, le père n’est pas celui qui a fécondé la mère mais celui qui l’a le plus fourré tout au long de sa grossesse, qui l’a plus aspergé de sperme les neuf mois précédant la naissance. J’aime bien l’idée. On entend du bruit dans la chambre, derrière. Il devient grave, soudain. Il regrette de n’avoir pas attendu neuf mois pour assister à la réunification des deux Allemagnes. Il serait en vie encore. Je tente de lui remonter le moral. Oui, mais il serait plus vieux que moi et sûrement désillusionné. Ca ne compte pas, ça, c’est du réconfort pour vivants. Peanuts. Je le sais bien. Je lui dis de revenir bientôt mais il faut qu’il parte maintenant. Chloé ne doit pas le voir dans la cuisine. Je suis souvent seule dans la nuit avec les filles, qu’il toque à l’occasion, ça me ferait plaisir.