Comment je ne suis pas devenue artiste.

Publié le 11 août 2014 par Sandy458

(http://commons.wikimedia.org/wiki/File%3ACamille_Pissaro_et_sa_femme_Julie_Vellay_en_1877_%C3%A0_Pontoise.jpg. Par Inconnu (Collection Particulière) [Public domain], via Wikimedia Commons)

-   Pastis ou Banyuls ?

Notre conversation tournait en rond.

Entre les olives et les minizzas, les glaçons fondaient en une mare navrante non sans passer par l’état d’icebergs  décatis voués à une disparition moins reluisante que celle du Titanic.

Mon interlocuteur ne voyait que par son sacrosaint apéro alcoolisé de vacancier les doigts de pieds en éventail et le cerveau en repos alors que je me voyais assaillie par les  idées qui m’avaient tenaillée pendant des longs mois de grisaille, ventousée à un bureau métallique le jour et à mon HLM putain qu’il est blême la nuit.

Après avoir longtemps observé mes rejetons débiles s’épanouissant sur les murs de mon habitation avec des feutres à l’eau pas toujours indélébiles, j’étais résolue à embraser ma nouvelle vocation, en dilettante dans un premier temps, soit.

Moi aussi j’allais tâter du Faber-Castell.

Moi aussi, j’allais dompter le Caran d’Ache ou le Rembrandt.

Les feuilles Canson allaient se plier et s’enrouler  de gré ou de force pour m’envelopper de leur grain fameux.

Les poils de martre joueraient sur la paume de mes mains laissant dans leur sillage un doux frôlement  se muant en torture chinoise.

J’allais Sergent-Majorer, j’allais aquarelliser…

En un mot comme en cent, j’allais devenir artiste.

Ah non, pas un de ces artistes tapageurs capables de déposer un étron sur un piédestal et d’ameuter des foules ébaudies devant leur audace, leur volonté de façonner des esprits libres et débarrassés de toutes frilosité petite-bourgeoise et bien-pensante.

Moi, je me voulais sous canotier, alanguie sur une berge de la Marne, les pieds au contact de l’herbe verte, un épi de blé coincé entre les dents, des flonflons plein les oreilles et la bouteille de vin blanc mise à rafraîchir dans le lit de la rivière.

J’étais impressionniste, j’étais impressionnée par ma supposée appartenance à ce courant pictural seul capable de révéler les sensations venues des deux côtés de la toile.

Devant l’insistance de mon interlocuteur, j’optais finalement pour un Banyuls et je picorai quelques olives dont je triturai savamment les noyaux  de ma langue contorsionniste pour les libérer de toute chair avant d’en déposer les cadavres dans une coupelle-resquiescat in pace.

Reprenant ma conversation là où je l’avais interrompue, je tentais une nouvelle fois d’expliquer les tenants et les aboutissants de ma vocation soudaine mais si intense et la manière dont je songeais à m’approcher de mon ciel étoilé, impression soleil levant.

Lassée de l’oreille vaine et distante, candidate à la découpe ou à l’arrachage d’un coup de dent,  dans laquelle je déversais mes propos, je songeais d’abord à y planter mes noyaux moribonds puis à donner l’estocade finale en y piquant mes cure-dents. Olé !

Je trouvais cependant plus judicieux d’offrir une sorte de pax romana en me contentant de siroter mon verre dans un silence bon-enfant.

Maintenant que j’étais décidée à devenir artiste, il me restait à résoudre la question cruciale que tout apprenti Pissarro devait se poser…

Comment devenir artiste ?



Comment prendre le pinceau et déposer une fine couche de peinture sans la détourner du fabuleux destin d’Amélie ? Comment parvenir à composer une œuvre sans passer par la  case « croute »  ni même par celle de « pâté » ?

Comment allais-je représenter la nature sans la trahir ?

Comment représenter le soleil ?

Comment représenter le soleil  resplendissant dans un ciel pur ?

Comment représenter la puissance de l’astre jusqu’au cœur de la nuit ?

Comment représenter l’opacité de l’ombre en plein jour sans en ternir la luminosité ?

Comment représenter les éclairs de lumière au faîte des vagues sans figer le fluide ?

Est-il possible d’inclure une berge reposante et protectrice sans opposer l’élément terre à l’élément eau, sans incendier sa toile et lui offrir le minimum d’aération ?

Je devais me poser toutes ces questions essentielles et fondamentales pour élaborer mon credo artistique et ainsi, me forger une ligne de peintre en accord avec lui-même.

Comment devais-je m’y prendre pour représenter  une cour d’eau serein-serein, enserré entre deux berges herbues-herbues, baigné par un soleil sans histoire dans un ciel sans nuage, avec quelques tâches d’ombres rafraichissantes offerte par les branches lumineuses de saules qui n’ont de pleureurs que le nom ?

Et pour le plumage du canard colvert qui barbotte, comment procède-t-on ?

Convient-il de reproduire les teintes crues ou faut-il en exprimer les nuances irisées pour ne pas risquer de trahir le volatile ? Ma foi, on pouvait vite sombrer dans le gras sans y prendre garde…

Devant ces interrogations qui prenaient une tournure toute philosophique, je préférai battre en retraite et me concentrer sur un sujet plus floral, moins propice  à des digressions sans fin.

Comment représenter le mouvement ondulatoire de l’herbe doucement chahutée par une brise enfantine ?

Fallait-il peindre les brins d’herbe un par un par un par un et encore par un ou les brosser d’un geste sec ?

Et la brise ? Comment développer son caractère juvénile ? En parant son invisible présence de fils pastel ? Bleue, rose ou jaune, la brise ? Et puis, d’abord, tout comme les anges, la brise n’a pas de sexe et ne saurait se retrouver fixée par un coloris autre que celui de l’arc en ciel. Et ce n’était qu’un minimum.

Fallait-il être plus humble dans mon ambition picturale et s’arrêter à la représentation d’un champ avant la moisson ?

Mais alors, comment dépeindre et peindre les jeunes épis insouciants et souriants avant leur lente agonie sous le soleil estival et leur écimage sous la lame affutée ?

Et le vent qui fait ffffff en s’engouffrant entre les tiges ? Comment faire avec ce fffffffff et les ailes des hirondelles qui frôlent les têtes jaunes en jetant leurs cris de guerre ? Et les rats des moissons, avant ou après décapitation ?

Anéantie par l’ouvrage titanesque qui se profilait de par mes velléités artistiques, j’excluais toute prairie, toute clairière et tout jardin de mes premiers essais.

Que me restait-il dans ces conditions ?

Et si je commençais par des scènes d’intérieur, des scènes intimistes sans être trop minimalistes ?

Survolant l’océan verdâtre de mes misères picturales, je franchissais le voile sensuel vêtant  le cadre nu d’une fenêtre mentale et pénétrait en catimini dans ce qui me semblât une chambre. Saisissant  mes pinceaux télékinésiques, je commençais à barbouiller les recoins obscurs des turpitudes  de la chasteté libertine avant de constater que je n’étais pas seule dans la pièce.

Un corps du délit, alangui sur  un sommier encadré de fer forgé peint en blanc pas même menotté, me fixait de tous les pores de sa peau. Un drap à liseré brodé cachait à grand peine ce que Tartuffe ne saurait voir, sa pudibonderie fallacieuse censurée par la couverture d’un classique Larousse éculé.

C’est alors que je fus de nouveau saisie par les affres de ma dévorante et épuisante nouvelle passion…

Comment allais-je coucher sur le papier ou la toile avec  le velouté d’une peau chaude endormie ?

Fallait-il suggérer, montrer avec la froideur de l’anatomiste ou se risquer à ne délivrer que l’impression ?

Sans contrefaçon, mon sujet étant un garçon, comment représenter les flots soudainement  tumultueux du cours d’eau se brisant contre les rochers ? Comment laisser caresser des yeux l’herbe grasse et lumineuse et donner l’envie de s’y agripper de toute la force de ses pupilles ? Devais-je noyer mon pinceau dans les mottes de terre pour obtenir la bonne teinte, celle qui manquait à mon tableau érotico-psychique ?

Et la brise légère sauvagement fendue par les ailes noires des hirondelles, devais-je encore les peindre en ffffff ? Ou bien placarder au couteau les cris des Hirundinidae de retour dans la chaleur du nid ?

 Alors que l’obscurité s’éclaboussait des larmes de la clarté revenante, je me rappelais le canard au plumage inachevé et les rats des moissons décapités… non, tout cela ne me menait à rien de bon… j’y avais cru brièvement, dans l’ardeur de la passion, mais une fois l’idée consommée, il ne me restait plus que le goût amer de la nostalgie cendrée, j’en étais déprimée… pauvre folle à l’art déjà consumé…

-   Allez, encore un coup ?

Les glaçons tintèrent dans mon verre alors que je me laissais convaincre par la promesse d’un réconfort chaleureux dans l’oubli de la défaite…

Les cubes translucides se choquaient, vibrants et ondulants,  la glace émettait des notes fluettes mais réjouies  avant le silence des noyés… tocsin…

-   Et la musique, murmurais-je, pourquoi pas  la musique  plutôt que la peinture ?

Mon interlocuteur partit d’un grand rire tonitruant, Gargantua abyssal de mes aspirations.

Et c’est ainsi que je ne devins jamais artiste.