« Wake up ! Wake up ! » Quand le réveil s’est mis à claironner, je n’ai pas compris où j’étais. Et surtout pourquoi il sonnait ce con. J’étais dans un bon plumard, une touffe rousse et un corps chaud à mes côtés. Trique du matin, j’aurais bien aimé m’y refourrer de nouveau. Comme hier, contre les grilles des Buttes Chaumont ou sous la porte cochère de son immeuble. Putain, on se le pelait, il fallait bander fort pour ne pas capoter. Rien de mieux qu’un lit et un appartement douillet pour faire l’amour. Ca avait terminé chez elle, je ne sais plus trop comment. Pas sûr d’avoir été très glorieux à la fin. A force de boire, j’avais des trous de mémoire. Comment avait-on commencé à bricoler ensemble ? J’avais oublié. L’effet partagé du MDMA, je suppose. Je me rappelais juste de ces hanches qui ondulaient, et pour ça, Solène était la championne de toutes mes ex. J’ai fermé les paupières, j’ai glissé ma main dans sa chatte. Elle a gémi. L’alarme l’a rappelée à l’ordre, elle s’est métamorphosée. Elle a bondi du lit, s’est précipitée dans la douche et j’ai à peine eu le temps de me retourner qu’elle était sur le pan de la porte : « Hé petit branleur, t’auras qu’à claquer derrière toi quand tu sors. » J’ai regardé l’heure : neuf heures. Je me suis replongé sous la couette. Ca sentait la fille et le propre. Une matinée de délices s’offrait à moi. « Wake up ! Wake up ! It’s a new day, a perfect Tuesday for you ! » Putain, en plus, il parle cet idiot. Il ne va pas me lâcher. J’ai appuyé sur tous ses boutons, shut up ! J’ai hurlé. Ma rage m’a définitivement réveillé. Une connexion s’est alors faite dans mon cerveau. Putain, on est mardi, j’ai ce putain de rendez-vous de babysitter…dans trente minutes. J’aurais pu laisser tomber, j’avais une haleine de chacal, mais il faut bien bouffer. J’ai cherché mes vêtements, j’ai trouvé mon jean pourri, ma chemise crade…quant à mon pull, il ressemblait à un filet de pêcheur après une marée noire. C’était moyen pour un entretien d’embauche. Putain, qu’est-ce que la thune, ou plutôt son manque, ne nous oblige pas à faire ! J’ai passé l’animal à l’eau, j’ai testé les divers jets, me suis brossé les dents. Pour la barbe de trois jours, je la raserai une autre fois et puis au moins ça cache ma mine blafarde. Ah putain de vieille carcasse ! J’ai renfilé mon calebute et mon fut. Le reste me dégoûtait trop. Un café d’abord. Et une clope. Ensuite, la réflexion. Bon, Solène, pardonne-moi, je ne vois qu’une solution. Direction : ton placard. Je farfouille, c’est dingue le nombre de fringues qu’ont les meufs ! Je déniche un col roulé beige, c’est doux, je l’enfile. Bon, ça me moule un peu mais ça fera l’affaire. Moins dix. J’ai de la chance, Solène habite pas loin de place d’Aligre. En marchant vite, je ne serai presque pas à la bourre. En sortant de l’immeuble, je jette ma chemise et mon pull dans la première poubelle. J’ai confiance en l’avenir. Vive les petits matins qui chantent, non ? 10h20, je suis chez Jojo, bistrot typique parisien. Pas de traces de lesbiennes en vue. Merde et merde, j’ai encore merdé ! Je commande un café, en profite pour questionner le type chauve au comptoir :
- Vous n’auriez pas vu deux femmes avec deux bébés qui attendaient ?
- Vous voulez parler de Chloé et Mathilde ?
- Oui, c’est ça, j’ai rendez-vous avec elles.
- Ah, non, désolé, elles ne sont pas passées ce matin.
Je fais mine de chercher mon téléphone, le bluff marche encore mieux que je ne l’aurais espéré.
- Merde, j’ai oublié mon portable.
- Vous pouvez toujours essayer de passer chez elles, elles habitent juste à côté. Au 5 rue Emilio Castelar.
- Ah super, merci !
Je balance ma menue monnaie, dis au revoir à mes dernières centimes et cours jusqu’à l’interphone de Chloé Decombes et Mathilde Naa. Je sonne, ça s’ouvre, je monte. Immeuble haussmannien s’il vous plait avec moulures au plafond et tapis persan dans l’escalier. C’est entrouvert au deuxième étage, ça doit être là, je frappe trois coups. Une voix de femme : « entrez ! Je suis là, Maria. Oui, dans la cuisine ! » J’hésite et puis pousse la porte : « euh, non, c’est Chris ? » C’est con, je ne suis même plus sûr de mon identité. J’avance de trois pas, je m’immisce dans l’intérieur bourgeois. Je la vois enfin, dans la cuisine sur ma droite. Elle est seule, de dos devant la machine à expresso qui crache son jus noir et mousseux. Je note le beau cul rond comme je les aime, remonté par une paire de jambes sur escarpins, et les cheveux longs bouclés. Elle se retourne, elle me dévisage, elle lâche sa tasse et hurle à réveiller les morts. Le café se répand à ses pieds. Surpris, je crie à mon tour. Encore plus fort. Oh mon Dieu, je ne pensais pas être devenu si effrayant. Elle surenchérit. Moi aussi. Et puis, nous manquons de souffle, elle s’agrippe au comptoir. Temps suspendu. Elle éclate de rire, enfin. Nerveuse. Sa voluptueuse poitrine se soulève à chaque nouveau spasme. Je ne sais plus quoi faire. Le café se répand jusqu’à mes pieds. Je tente de calmer le jeu :
- Excusez-moi. Je ne voulais pas vous faire peur. Je suis Chris Lohan, le babysitter. Nous avions rendez-vous à 10h chez Jojo. C’est lui qui m’a donné votre adresse. Vous m’entendez ?
Oui, elle m’entend. Il faut juste qu’elle arrive à se calmer. Je lui ai fait si peur.
- Pardon, pardon pour l’accueil. C’est la retombée d’hormones. Je suis un peu fébrile en ce moment.
Un temps et puis elle finit par se présenter : « Mathilde, moi, c’est Mathilde. Mais, bon, vous devez l’avoir deviné. » Mon instinct me dit de partir au plus vite, de prendre mes jambes à mon cou, devant cette déesse blonde au beau visage défait. Je fais tout le contraire :
- Vous voulez vous asseoir ? Un verre d’eau ? Attendez, je vais vous aider pour le café renversé. N’allez pas aussi vous blesser, ça coupe.
Je cherche le sopalin de la cuisine, j’embrasse mon rôle de nounou naturellement, éponge le sol, ramasse les éclats de porcelaine dispersés, les balance dans la poubelle. Voilà, l’incident est clos. Pardon, pardon encore, on se déverse en excuses de part et d’autre. Elle m’observe plus attentivement. Je rentre le ventre, qu’est-ce qui me sert ce pull, tente un pâle sourire. Je n’arrive pas à deviner si mon allure de bandit des Carpates la rassure ou non. Et si on oubliait tout ce début, on se refaisait un bon café et qu’on recommençait à zéro ?, propose-t-elle. J’acquiesce.
- Vous vous en occupez alors ? Je vous laisse. Vous connaissez la cuisine maintenant ! (clin d’œil complice) Pendant ce temps, je vais vérifier que les filles vont bien.
Notre séance inaugurale d’hystérie a eu le mérite de briser la glace. Nous ne nous encombrons pas de paroles superflues et exécutons le susdit programme. Je me transforme en barista, elle ne tarde pas à revenir. « C’est bon, elles dorment. » Je la suis, les mugs chauds dans les mains, et nous nous asseyons bientôt sur le canapé en cuir de la pièce annexe. Je la regarde pour la première fois dans les yeux. Ils sont bleus, entourés de jolies pattes d’oie que je trouve adorables. Elle n’a aucun maquillage, la peau très blanche. Son visage est à nu, fragile. Un air d’Adjani ante-ménopause. C’est con, je me sens comme apaisé depuis que je suis à ses côtés. Je me racle la gorge et puis m’excuse encore :
- Désolé, j’ai dû me tromper de jour.
- Oh, non, ce n’est pas ça. Seulement je croyais que vous n’étiez plus intéressé.
- Moi, mais pas du tout. (Je force le trait) J’adore les bébés !
- Oui, je n’en doute pas mais Chloé m’avait dit que vous aviez annulé le rendez-vous…que vous aviez trouvé mieux ailleurs (un temps, gênée)…bref, que vous aviez préféré travailler pour un couple hétéro.
Elle a de nouveau ce charmant sourire interrogateur qui me demande confirmation. Putain, c’est quoi ce bobard à la con ! Pour une fois, au lieu de céder à mon impulsivité, je plonge le nez dans mon marc de café. Ok, la Chloé ne m’a plus à la bonne. Moi, je vois très bien ce qui s’est passé. La morue a dû m’appeler pour décommander et elle est tombée sur mon répondeur. Je n’ai jamais eu son message, évidemment, puisque j’ai perdu mon téléphone ! Putain, mais les gens sont tordus ! Je ne sais plus quoi dire. Accuser sa nana de mensonge n’est sûrement pas la meilleure idée. Mais cautionner cette histoire me met inévitablement sur la touche. Putain, putain, je me suis encore fait baiser ! Alors, j’esquive, de la manière la plus maladroite qui soit, c’est vrai, mais quand je suis énervé, j’ai besoin de nicotine :
- Je peux fumer ?
J’en oublie que je postule pour un job de jardinière d’enfants. Je sors déjà mon paquet de tabac à rouler. Ca ne doit pas être dans les codes du métier.
- Euh, oui, mais à la fenêtre, ça serait mieux. Chloé n’apprécie pas l’odeur de tabac froid à l’intérieur.
Putain, mais quelle casse-bonbons, celle-là ! Elle terrorise sa meuf, en plus. C’est bon, je lâche l’affaire. C’est mort. Mathilde se lève et se dirige vers la fenêtre. J’admire son chaloupé. Un vent glacé s’engouffre. Je la rejoins. Elle est plus grande que moi, avec ses hauts talons. Je change de registre :
- Vous en voulez une ?
- Pardon ?
- Je vous en roule une ?
Elle a le réflexe de regarder derrière elle comme une gamine qui aurait peur de se faire griller.
- Euh, oui, pourquoi pas ? Je veux bien.
- C’est bien ce que je me disais. Mais vous devriez vous couvrir davantage (je ne peux m’empêcher de mater ses seins), vous allez attraper froid.
Elle rougit. Sa peau se marbre jusqu’à l’encolure de son décolleté.
- C’est vrai, vous avez raison. Ne bougez pas, je vais chercher une écharpe.
Je roule sa clope, allume la mienne, exhale la fumée. Oh putain, qu’est-ce que ça fait du bien ! Elle revient, j’allume sa cigarette, elle émet aussi un soupir de soulagement à la première taf :
- Chloé n’aime pas ça. Elle dit que ce n’est pas bon pour les petites. Alors, je fume en cachette.
Je préfère ne pas répondre. Une sonnerie, on entend une porte qui s’ouvre au loin. Elle balance illico sa clope dans la rue. Je la regarde, amusé. Puis surgit une voix grave avec un léger accent du sud : « Mme Naa, je suis arrivée. »
- Oh la la, qu’est-ce que je suis conne ! Ce n’est que Maria !
Je hausse mon sourcil gauche en forme d’accent circonflexe, ma manière toute personnelle et économique de poser les questions. Ca marche. Elle précise :
- Maria, la femme de ménage. Venez, je vais vous présenter. Eteignez votre machin.
Quoi, ma rampe de lancement pour t’attraper ma belle ? Elle est marrante, celle-là. Elle ferme la fenêtre puis, mutine, se tourne vers moi :
- Au fait, vous voulez les voir ?
- Qui ?
- Les filles.
Ah oui, je les avais oubliées, celles-là.
- J’ai les seins qui me tirent. Je sens qu’elles ne vont pas tarder à avoir faim. (Je grimace) Vous en faites une tête !
Non mais elle est infernale, celle-là ! Elle veut quoi à la fin ? Que je les lui suce et que je la retourne sur le canapé. Je m’étonne encore de mon sang-froid quand je lui réponds :
- Ouaih, on se les pèle, non ?
- Oui, venez.
Nous passons par la cuisine. Maria est déjà en train de ranger le bordel que nous y avons laissé. Elle a dans les cinquante ans, brune, les traits fins, le corps fort et travailleur de celle à qui la vie n’a pas fait de cadeau. La princesse l’embrasse sur les deux joues et puis m’introduit, moi, le mec un peu encrassé et fumeux derrière son aura de lumière :
- Maria, je te présente Chris. Le futur babysitter d’Anouk et de Mariette.
Maria, souriante, me tend aussitôt la main. Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter autant de confiance.