J’ai voulu voir ce que ça donnait, si je m’intégrais facilement au club des nounous. J’ai profité d’une journée ensoleillée pour me pointer avec Anouk et Mariette dans le parc d’à côté. J’ai garé la double poussette de façon à bien voir leurs visages, elles dormaient, et puis j’ai posé mes fesses sur un banc solitaire. J’ai allumé une clope et j’ai attendu. Est-ce que j’allais réussir mon intégration ? Ultime épreuve du feu. J’avais commencé depuis un mois chez Mathilde et Chloé. Les débuts avaient été épiques. C’est pas la même chose de tourner le ciment que de changer les couches. Ca demande moins de force mais c’est plus délicat. Et puis on ne comprend jamais pourquoi ces machins pleurent. Quand leur alarme est enclenché, il ne faut surtout pas fuir mais rester dans le pétrin et essayer de s’en défaire vaille que vaille. Elles ont faim ? Elles ont soif ? Envie de chier ? Elles font leurs dents ? Leur première crise métaphysique ? Elles ont décidé de vous emmerder ? Elles s’ennuient ? Bref, elles vous servent tout le répertoire des émotions humaines. J’ai un avantage, je connais bien les femmes. Je suis habitué aux états d’âme et aux nerfs à fleur de peau. Ce n’est pas deux morveuses qui vont me retourner le cerveau. J’en ai vu d’autres. J’ai mon temps. Quand le volume sonore devient trop élevé ou qu’elles me mettent en bourrique, je m’arrête. Je me roule une clope, fume. Me sers parfois un verre. Ecoute de la musique, ça tangue, je suis dans ma période Stravinsky. Et puis, je reviens vers elles, les prends dans les bras, non, je ne les ai pas abandonnées. C’est ma méthode « apprends que tu n’es pas le nombril du monde mais je t’aime quand même. » Je crois que je pourrais bientôt écrire mon propre manuel d’éducation, sûr que ça ferait un best-seller. Je sors régulièrement les promener. Ce n’est pas déplaisant, les femmes se retournent sur le passage de ma double poussette. Je me fais mater.
Aujourd’hui, je passe donc à l’attaque du parc. J’ai déjà fait mes repérages. A partir de 16h, sa fréquentation augmente. Les jeunes filles qui accompagnent les gosses à la sortie de l’école rejoignent les nounous qui gardent les petits non encore scolarisés. Les demoiselles sont souvent de bonne famille, blanches, jolies. Je les imagine allemandes ou apprenties comédiennes. Les professionnelles sont plus âgées, plus épaisses aussi. Elles arborent pour la plupart de somptueux boubous ou saris planqués sous de lourds manteaux. Certaines sont voilées. Elles papotent entre elles. Les enfants gambadent et crient dans les toboggans, s’adonnant à une liberté étroitement surveillée. On les regarde de partout, on les surveille du coin de l’œil. Comme moi d’ailleurs. A part deux vieux adolescents qui jouent au ping-pong, je suis le seul mâle du coin. On m’a permis de rentrer mais aucune ne s’approche de moi. J’entends des rires étouffés. Quand je tourne la tête, j’aperçois souvent la fin d’un geste en ma direction. Les donzelles ne tardent pas, le goûter pris, il est temps de rentrer pour faire les devoirs. Je fume clope sur clope, balance mes mégots au loin. Les jumelles gémissent un peu, je pousse leur landau du bout des pieds. Mon territoire s’agrandit, je suis de plus en plus isolé. Pas sûr que ce soit très bon signe. Soudain un ballon surgi du ciel vient heurter ma nacelle. Hurlements. Quoi ! Je me lève d’un seul homme : « quel est le connard qui ose s’attaquer à mes filles ! Qu’il ramène sa fraise que je l’étripe ! » J’ai la satisfaction de voir un bout de chou blond dans un bac à sable se faire rabrouer par une mama magrébine. Bien fait pour sa poire ! Plus elle l’engueule en arabe, plus il pleure. Elle l’entoure finalement de ses bras, lui murmure quelques mots à l’oreille, essuie ses larmes et le sale gosse, consolé, retourne jouer. Efficace celle-là ! Mais c’est à mon tour de me prendre un savon. Elle ramasse le ballon et se dirige vers moi : « Et vous, ça ne va pas ! Surveillez votre langage. Au lieu de terroriser les gamins d’ici, occupez-vous de vôtres ! Vous vous êtes cru où ? On n’est pas chez les poivrons ici à la fermeture du bar à deux heures du matin. » Je lui donne dans les soixante ans. Elle est plus petite que moi, des yeux en amande, la peau fine, le corps voluptueux. La colère la rend presque belle. Je m’excuse comme un con :
- Je suis désolé, j’ai eu peur.
- Oui, eh bien, gardez vos manières viriles pour vous.
Elle manque de se prendre les pieds dans le tapis en prononçant le mot viril. Je semble lui inspirer tout le dégoût du monde. Elle me laisse là. Je déguerpis avec les filles. Pas de doute, je viens de rencontrer la boss du parc, la Marlon Brando du coin.