- Vue large de la médina de Fès -
Fès est une ville insensée, croulante de richesses, dense, oppressante, étourdissante. Sa médina, véritable gruyère de ruelles, d’impasses, de places ornées de ravissantes fontaines, de centaine d’échoppes et de petites tables alléchantes de fumets, d’ateliers d’artisans, de mosquées, d’ânes ou de mulets est envahie d’échafaudages. Elle a souffert de nombreuses années de négligences, les fassis vivant sur leur acquis et leur certitude ancrée que leur ville est faite pour durer. Elle l’est. Cette ville impériale, berceau de grandes dynasties, ayant traversé 1 200 ans d’histoire est sans doute une des villes du Maroc la plus fascinante, celle de sa mémoire.
Nous y avions passé quelques jours en Février, découvrant à l’aide d’un guide la tannerie qui illustre mieux que tout autre artisanat la persistance de traditions remontant à l’époque médiévale, on a l’impression de vivre dans un livre d’histoire en voyant ces hommes, pieds nus plongés jusqu’au genoux dans des grands bassins de liquide saumâtre tanner les peaux de chèvres ou de chameaux, les teindre dans d’autres bassins aux couleurs puissantes provenant de l’indigo, du safran ou du pavot, pour finir par étendre à sécher les matières obtenues aux alentours sur les terrasses, ça pue. La fiente de pigeon et l’urine de vache mélangés à de la cendre sont les principaux ingrédients utilisés pour tanner les peaux, on ne s’étonne alors pas de l’odeur mais on se demande comment font ces hommes pour travailler dans de telles conditions !
Mais cette fois, nous avons logé hors de la médina, dans l’ancien palais du vizir du roi qui avait trouvé là un bel endroit pour prendre un peu d’air et de hauteur. Le coucher et le lever du soleil de la terrasse embrassant d’un regard toute la vieille ville fut un grand moment d’émotion. Une soirée, une nuit et une matinée de pur extase ponctués par le chant du muezzin, étourdissant à Fès car relayé par de nombreuses mosquées et qui semble se répéter en écho à l’infini…
Depuis notre arrivée à Tanger, notre esprit avait déjà enregistré un nombre d’images et de sensations assez important. Nous avions pas mal fait de route aussi, il était temps d’un peu se poser et buller, prendre le temps de lire et de vivre au rythme de son corps sans contrainte, seule manière à mon sens de se ressourcer et de prendre de la distance avec ce que nous impose un métier. Au Maroc, tout semble propice à ce lâcher-prise. Ayant en l’occasion de discuter plusieurs fois avec des français ou autres étrangers vivant depuis de nombreuses années dans ce pays et avec des ressortissants aussi, je leur ai souvent demandé s’il ressentait tout comme moi forte propension à vivre le moment présent, cette invitation au lâcher-prise, tous m’ont dit que, oui, c’était une des caractéristiques de « l’état d’esprit ». Pour eux, la majorité de la population marocaine vit au jour le jour parce qu’elle ne sait exactement ni d’où elle vient ni où elle va.
« Il me semble que les marocains n’ont pas le sens du passé parce qu’ils n’ont pas le sentiment urgent et inéluctable de l’écoulement du temps tel que nous l’avons en Occident. Malgré ses vieux monuments, ses coutumes ancestrales, son folklore, ces villes vénérables, le Maroc n’est pas un pays d’histoire ; c’est un pays de traditions. Et je pense que si l’histoire donne à celui qui la pratique le sens du mouvement du temps, c’est précisément ce que les traditions ne donnent pas du tout. Elles donnent bien plutôt le sens d’un temps cyclique et d’un éternel retour. Car une tradition n’est pas le passé, c’est une pratique issue du passé mais répétée au présent, c’est un héritage vécu, réactualisé, chaque fois conjugué sue le mode du maintenant. Mais c’est aussi un héritage dont on ne connaît finalement pas l’histoire, hormis de vagues origines mêlées de légende. D’où vient tel ou tel rituel. Peu importe, l’essentiel est de respecter l’usage quand on célébrera le mariage.» nous dit Michel Van Der Yeught, dans son très instructif livre témoignage, récit de voyage : Le Maroc à nu.
Il ajoute aussi, quant à la notion de futur : « Ce qui me frappe chez la plupart des gens, c’est leur incapacité mentale à concevoir la nature du futur et particulièrement à percevoir les problèmes et les dangers potentiels qu’il recèle. « Pas de problèmes ! » vous déclare-t-on joyeusement alors qu’en bon Occidental miné par la prévoyance vous les voyez déjà fourmiller de toutes parts. Il leur semble très difficile de se persuader que par un enchaînement des causes et des effets, tel facteur produira telle conséquence, et donc que tel événement deviendra inévitablement présent, donc contraignant, et qu’il faudrait peut-être s’y préparer maintenant sous peine d’en souffrir plus tard. C’est si loin l’avenir, c’est tellement vague que ça en devient irréel. Tant de choses imprévues sont susceptibles de modifier le cours des choses… »
Comment vivre sans savoir d’où l’on vient et sans savoir où l’on va, comment créer, anticiper, entreprendre ? Ce qui me ravissait, m’interpelle. Est-ce que ces hommes et ces femmes qui vivent autant au présent en sont-ils plus heureux s’ils n’en ont pas conscience ? N’est-ce pas parce que l’on a un sens aigu et douloureux de l’écoulement du temps que nous maîtrisons plus ou moins notre destin ? Ou y-a-t-il une autre manière d’appréhender l’existence, peut-on arriver à « être « à son présent sans notion d’hier ou de demain ? En attendant, moi ça me fait du bien chaque fois que j’y viens, mais si je voulais y vivre ?
Direction l’océan !
Nous reprenons la route pour nous rendre chez Fatima à El- Jadida qui nous reçoit chez elle dans sa maison d’hôtes à quelques kilomètres de cette ancienne ville portugaise avant de nous poser pour de bon quelques jours à Essaouira, la « petite perle »…
( à suivre...)