Parfois ça hurle trop. Alors, pour consoler les petites et leurs premiers chagrins, je me suis mis aux berceuses. Elles ont un CD de comédies musicales. Il y en a une qui marche à tous les coups et essuie illico leurs larmes. C’est celle du ramoneur de Mary Poppins. Je les prends chacune dans mes bras. Ce sont des sacrés paquets, presque huit kilos chacune. Et je chante pour Anouk et Mariette : dans l´escalier de la vie qu´est bien grand/Les marches les plus basses sont pour l´pauv(re) ramoneur. Malgré moi, je m’identifie aux paroles et je me réjouis d’être arrivé ici, au chaud, dans la layette et les draps roses, le confort ouaté et la crème pour les fesses de bébé. Je vis ma vie les mains dans la suie, ça se peut. Mais y a sur cette planète peu de types plus heureux.
Parce que la suie, je connais. Pas celle du haut mais du bas. J’en ai trituré des cadavres autrefois. J’avais vingt-sept ans. C’était un job idiot que j’avais trouvé à la morgue, plutôt pas mal payé, c’est normal, personne n’en voulait. Il fallait remuer les cendres des trépassés, les uniformiser dans la grande pièce qui leur était consacré, après la crémation. Poussière blanche et grise. Sperme asséché. Fin de vie. On m’avait autorisé à fumer. Ce n’était pas un mégot de plus ou de moins qui allait changer l’affaire. J’enfumais mes morts. J’avais le temps. Deux heures par jour, parfois seul, parfois accompagné d’un autre sous-fifre, aussi peu sensible que moi à l’ironie ou à la tristesse de la chose. Chem Cheminée Chem Cheminée Chem Chem Tchéri. Pour avoir d´ la chance, prends ta chance telle qu´elle vient.
Un moment, j’ai même envisagé de devenir croque-mort. J’étais suivi, j’étais chômeur. Doute de la vocation. Mme Garnison de l’Office Régional du Placement avec ses lunettes rondes et son grain de beauté au coin de la fossette droite avait décidé pour moi : « vous êtes fort et musclé, vous porterez facilement les cercueils et puis, je suis sûre que votre côté taiseux vous aidera. Votre expérience de lisseur de poussières – c’est ainsi qu’on nous appelait- est incontestablement un plus. Et puis, vous n’avez pas de cadavre dans le placard. Ca vous donne une base saine pour démarrer ce métier. » Je ne lui ai pas dit que j’étais adopté, mes vrais parents depuis longtemps disparus, ça n’aurait servi à rien. Les dés étaient déjà tirés. Chem Cheminée Chem Cheminée Chem Chem Tchéro, dans vos mains la chance met un bon numéro. Et puis j’avais reçu ma convocation : « Suite à votre bilan d’aptitudes et de perspectives, vous correspondez au code 613. Félicitations, vous êtes fait pour devenir entrepreneur de pompes funèbres. Votre premier rendez-vous est le vendredi 31 à 13h à Lausanne. »
Après la réunion, je m’étais posé au buffet de la gare pour attendre ma copine. Elsa, vingt à peine, devait me rejoindre en fin d’après-midi. Le plafond trop haut, les ballons de lumière art déco, j’avais relu les papiers de la formation. Description des cours, techniques et stages, bio des professeurs. Ou Comment Devenir Fossoyeur : Formation Continue Accélérée en moins de trois mois. Les prérequis pour acquérir la licence d’embaumeur. Les funérailles toutes confessions confondues (athéisme inclus). Hygiène et sécurité. Négociations des caveaux auprès de la mairie. Législation et réglementation funéraires. Psychologie et sociologie du deuil. Etc. Les mots (ou les maux ?) clefs de ma future carrière ? Empathie. Discrétion. Clarté. En l’occurrence : clarté financière. L’argent doit toujours être énoncé. Parler avec distance et majuscules. Comme Il ou Elle aurait aimé. Un enterrement à son image, son enterrement rêvé.* Petite astérisque : se rapporter au Chapitre 3 Promotion du business. Tact. Précision. Proscrire l’humour. Ne jamais pleurer. Se mettre à la place de l’autre mais ne jamais prendre sa place.
J’ai levé les yeux au ciel. La lumière éclatante à peine filtrée à travers la verrière m’a ébloui. Hall de gare. Ouvert. Transit. J´aime bien quand j´ monte là-haut parce que c´est entre les pavés et les nuages que l´on domine le monde. J’ai juste pensé à la terre glacée et que ça serait dur à creuser. Le serveur m’a apporté mon café renversé. J’ai plongé mon nez dans sa mousse onctueuse, pour y lire peut-être ce nouvel avenir qui s’ouvrait à moi. A tombeau ouvert. Deux mains se sont posés sur mes yeux, un rire, une odeur de rose : Elsa. Les cheveux bouclés, la peau douce, le visage Botticellien, ma belle était de bonne humeur. Elle sortait d’une répétition, heureuse, elle était fière d’elle. Elle s’est assise face à moi sur la banquette rouge. Elle avait joué un scène de la Mégère apprivoisée, « et je peux te dire que j’en ai fait voir de tous mes couleurs à mon Petruchio ! Et toi, comment c’était ? » J’avais esquissé un sourire, je n’étais pas très fort pour cela, j’avais répondu : « Intéressant. Un peu morbide quand même. » Elle m’avait rassuré. Volubile et rieuse, si vivante, elle m’avait emporté dans son tourbillon joyeux de paroles. Je l’écoutais, rêveur, me raconter ses trouvailles : « Oh, Chris, tu connais l’histoire des amants maudits ? C’est si joli. Une histoire à coucher dehors ou à dormir par terre, tu verras. Ah, ah ! Alors, voilà, un été, la nuit était tombée de son lit et avait rencontré celui qu’elle n’aurait jamais dû voir : le jour. Précisément au pied du toboggan. Ce n’étaient encore que des enfants, des habitués inconditionnés des terrains de jeux, vois-tu. Elle dévalait la pente, il l’avait accueilli dans ses bras. Ils s’aimèrent. Il était tout ce qu’elle n’était pas, elle était tout ce qui lui manquait. Coup de foudre, coup de sang, coup de tonnerre, coup de théâtre, etc. Bref, ils tombèrent amoureux. Un nuage de poussière avait caché leurs ébats dans le sable évaporé. Mais la nuit ne pouvait être que si le jour disparaissait et le jour ne pouvait se lever que si la nuit se couchait. Ils ne pouvaient pas exister l’un sans l’autre, ils ne pouvaient pas exister l’un avec l’autre. Ils étaient tous deux condamnés à se séparer. Eternellement. Désormais, ils ne pensèrent qu’à se retrouver. Aux heures de l’entre deux. C’est pourquoi les couchers de soleil rougissent de leurs caresses échangées, l’aurore tremble ténue et étouffe les bruits de leurs gémissements, les éclipses solaires sont leurs baisers volés, le coq chante leur arrachement, et les nourrissons pleurent entre chien et loup. » Anouk et Mariette se sont endormies, je m’assieds sur le canapé et murmure la dernière phrase de la chanson : « Quand on est à mi-ch´min du jour et de la nuit, À l´heure où chaque chose baigne dans la demi-clarté. » Les chagrins d’amour se répètent et se ressemblent. A la mort d’Elsa, je me suis emmuré chez moi et j’ai commencé à faire des puzzles de 24000 pièces.