Restez à la buvette, les amis, l'acte I se passe (quasi) intégralement en coulisses !
A noter : hormis cette aventureuse singularité, l'acte I de cette comédie dramatique respecte parfaitement sa fonction d'exposition : apparaissent les personnages et leurs intérêts, on découvre l'univers, le décor, on pose les bases pour l'intrigue à venir... Bref, allons-y.
Acte I, scène 1 : entrée des auteurs et des éditeurs
Décor : Paris enneigé (mettons, du côté de l'Odéon)
On dit que la rentrée de septembre commence dès le printemps, mais c'est faux : elle commence bien avant, dans des bureaux bien chauffés. Chez les grands éditeurs, les auteurs qui veulent jouer doivent rendre leurs manuscrits en janvier. Les éditeurs lisent, évaluent les chances, sélectionnent – une sorte de primaire interne. Début février, des noms apparaissent, on établit des budgets secrets, on prépare des plannings de production – bref, on s'affaire.
Pendant ce temps, sur scène, c'est la rentrée de janvier qu'on commente. Business as usual.
Acte I, scène 2 : entrée des journalistes et des jurés de prix
Même décor ; côté jardin, une table avec nappe à carreaux,
serviette et bouteille de vin
A l'arrière-scène, les auteurs de septembre sont retournés au travail (on les voit dans la pénombre, éclairés par la lueur de l'Espoir). Côté jardin, les éditeurs sont au téléphone, puis sortent déjeuner avec des journalistes, des rédacteurs en chef, des jurés de prix. Révélations, confidences, on s'autorise un petit digestif. C'est le temps des rumeurs.
Pendant ce temps, sur scène, etc.
(Noter à ce stade que certains acteurs peuvent jouer plusieurs rôles (auteur, critique et juré de prix, par exemple. On ne s'embêtera pas trop à changer de costume)
Acte I, scène 3 : entrée des diffuseurs
Même décor ; côté cour, des bureaux austères ;
au mur, des tableaux de chiffres
L'entrée des diffuseurs s'accompagne d'un coup de gong. Début mars, tous les éditeurs sont sommés de livrer leur programme pour la rentrée de septembre. On se réunit, on calcule, on échafaude des plans de bataille.
(NB - pour qui ne connaîtrait pas les diffuseurs : ce sont eux qui font l'intermédiaire entre les éditeurs et les libraires ; ils présentent en amont les livres à venir aux libraires, prennent les commandes et assurent les livraisons depuis de gigantesques entrepôts. Ah, et aussi : on compte des milliers de librairies, des centaines d'éditeurs, et une dizaine de distributeurs (dont quatre gros) – si vous avez fait un peu d'éco au collège, calculez où se situe le pouvoir économique dans l'édition)
A ce stade apparaît la première tension dans l'histoire : un petit éditeur qui se démène sur scène se retourne vers l'arrière-scène et crie : "Eh, j'ai des livres qui sortent en avril, moi. Vous vous en foutez ?" Dénégations polies depuis les coulisses, soupir de l'éditeur.
Vers la fin de la scène arrivent les attachées de presse (prévoir quelques acteurs masculins). On déjeune de plus en plus.
Scène coupée : le Salon du livre
La pièce originelle incluait ici une scène où tous les acteurs se mélangeaient au Salon du livre de Paris. Sur les stands, on buvait du champagne en commentant les ventes de janvier et en se demandant - "et alors, toi, en septembre?"
C'était une scène spectaculaire - on invitait même parfois des spectateurs à venir sur scène. Pour des raisons d'économie, elle a été supprimée dans les récentes représentations. Il faut dire aussi que depuis quelques années, le Salon du livre emmerde un peu tout le monde.
Acte I, scène 5 : où l'intrigue commence à se nouer
Lumière de printemps, les feuilles poussent petit à petit sur les arbres.
Les conversations se précisent, les rumeurs se propagent et quittent la capitale. En mai, les grands éditeurs invitent les libraires pour présenter leur Rentrée, les petits éditeurs font ce qu'ils peuvent, les diffuseurs commencent à diffuser. Quelques noms reviennent avec insistance. Ce sont ceux des auteurs que les éditeurs ont choisi de mettre en avant – autrement dit : ceux dont ils espèrent bien qu'au final ils seront les gagnants de la distribution des prix.
Telle est au fond la dramaturgie de la Rentrée : un loooong feuilleton pour savoir qui aura le Goncourt. En ce sens, c'est une intrigue très classique : plusieurs candidats sur la ligne de départ, et savoir qui gagnera à la fin.
… Mais c'est compter sans ces centaines d'auteurs qui déboulent maintenant côté jardin, avec leurs éditeurs, leurs attachés de presse et leurs diffuseurs, leur plume et leur couteau. Eux aussi ont envie de jouer des coudes, parmi eux on compte même quelques acteurs connus, des jeunes premiers plus qu'avenants... La scène paraît bien trop petite, et pourtant tous s'y précipitent. Combien, parmi eux, seront encore présent au dernier acte ? Suspense !
On peut aussi la voir comme ça, la Rentrée, pour lui trouver une originalité : un drame dont on ne connaît qu'à la fin le nom des personnages principaux.
Mais chut, nous sommes déjà en mai, côté cour les presse des imprimeurs ne s'arrêtent plus de tourner, les acteurs vont bientôt envahir la scène pour l'acte II.
A suivre...