Ca fait deux heures qu’il l’attend. D’où il est assis, il entend le bruit des enfants en cascades. Les mioches rient entre deux coups de bâton et une tirade du Guignol. Ca pépie. Parfois les rires sont hors de propos et c’est toute la volière qui tremble. Il n’a pas voulu rentrer. C’est long, il s’ennuie un peu. Il fume. Après la première partie, conscience professionnelle, il a vérifié qu’elle n’était pas sortie. Non, elle était toujours là, avec la petite Cassandre de trois ans et demi. Minutieux, il a établi la liste des nouveaux arrivants. Il a accordé une attention toute particulière aux pères non accompagnés. Sur le compte-rendu, son client pourra lire qu’au deuxième spectacle, un quarantenaire d’origine asiatique est entré avec ses deux jumelles d’environ quatre ans ainsi qu’un jeune homme à la barbe naissante gardant selon toute apparence son petit frère de sept ans. Bref, rien à se mettre sur la dent.
Par réflexe, il écoute les conversations autour de lui et les enregistre. Sur le banc d’en face, il note la présence d’un trio : deux filles qui se ressemblent, peaux mates et cheveux très foncés, jolies, des sœurs sans aucun doute, et un jeune homme, encore mal dégrossi, avec une kippa. L’une des adolescentes est assise en califourchon sur le prétendant qui se fait engueuler par l’autre : « tu veux rentrer dans la famille ? Alors fais un effort ! » Il prévoit déjà la suite, l’imbroglio à venir, ce garçon ne va pas choisir la bonne sœur.
Le ciel se couvre. Le temps est lourd. Elle ne va pas tarder à sortir. Il doit rester vigilant et ne pas s’absorber dans les détails insignifiants du monde qui l’entoure. Mais il se laisse distraire, par habitude. Plus loin, au bord du lac artificiel, il aperçoit une séance de photo de mariage d’un clan qu’il devine antillais. Il sourit. A part la mariée, toutes les demoiselles d’honneur sont des mastodontes sexy en robes plantureuses. La majorité des hommes endossés dans leur costume ont frêle allure à leurs côtés.
Lui, personne ne le remarque. C’est sa principale qualité. Au restaurant, on oublie souvent de le servir. Il est obligé d’appeler le serveur à plusieurs reprises pour commander son plat. Il ne s’en offusque pas, c’est son métier après tout : se faire oublier. Devenir transparent. Ce n’est pas qu’il soit vilain. Il est juste quelconque avec son début de calvitie, son nez un peu fort et sa barbe mal rasée. Il s’appelle Morand et il est détective privé. Il apprit à faire des listes de tout ce qu’il entoure depuis qu’il est tout petit. D’abord, c’était pour compenser. Il est daltonien et à défaut de voir les couleurs, il s’était juré de voir tout ce que les autres ne voyaient pas. Il s’est mis à consigner le réel comme un flic. Dans la cité où il a grandi, ça lui a servi. Les caïds du coin ont fait peu à peu appel à ses services pour se prémunir contre les services de police.
Les sièges remuent, ça crie, ça grince. Les marionnettes ont terminé leur show. Enfin, elle va regagner la lumière. La voilà ! Il la suit depuis deux semaines mais il reste toujours frappé par sa beauté. La tignasse rousse, les jambes fuselées, la taille prise, les seins lourds, elle s’avance toujours un peu perdue, dans une certaine méconnaissance d’elle-même. Elle met la petite, endormie, dans la poussette qu’elle a attachée à une grille de l’entrée. Il prend discrètement une photo avec son Iphone. Elle est toujours seule. Pas la trace du moindre amant. Son enquête piétine. Ce soir, il agrandira au zoom son visage. Il se penchera sur ses lèvres fines, sa peau constellée d’éphélides, ses pommettes hautes, la mâchoire étroite et son regard fuyant. Il aime la dureté qu’il lit dans ses traits. Cette femme semble toujours être ailleurs.
Audrey Varnon, 37 ans, sans profession, auteure d’une thèse non terminée sur la psychologie des rites funéraires et l’anthropologie de la perte en Gambie, mariée depuis dix ans à un magnat de l’immobilier, Henry Barnes, 67 ans. Son époux la soupçonne de tromperie. Il a employé Morand pour en avoir les preuves. Morand n’a pas compris s’il souhaitait divorcer ou s’il était seulement jaloux. Ses questions d’ordre privé ne le regardent pas. Il a simplement été étonné d’être sollicité pour une simple affaire d’adultère à l’heure où les mouchards sur internet dévoilent à moindre frais la trahison de l’être aimé.
Tout d’un coup, une pluie forte, violente, éclate sans crier gare. Il s’attend à ce qu’elle précipite hors du parc pour attraper un taxi. La principale qualité du chasseur est l’empathie. Il faut savoir se glisser dans la peau de la proie, connaître presque le rythme de sa respiration, le flux de ses pensées et la cadence de son coeur pour anticiper son mouvement. Savoir là où son désir la portera. Pour une fois, Morand se trompe. Si Audrey sort bien en courant du parc, elle ne se réfugie pas dans une voiture. Morand ouvre son parapluie. Qu’est-ce qu’elle fabrique ? Elle est en train de se faire tremper, elle devrait plutôt rentrer à la maison. Il s’inquiète pour elle. Il est bientôt l’heure pour lui de terminer son boulot. Pour aujourd’hui. Il lui reste une semaine avant de remettre son rapport.
Audrey entre soudain dans un café PMU, il la suit. Il est étonné qu’elle choisisse de se poser dans un lieu si éloigné de son quartier bourgeois. Elle a quelques difficultés à gravir les marches avec la poussette, il se garde bien de l’aider. Il ne veut pas se faire repérer. A l’intérieur, il se pose deux banquettes à l’arrière. Audrey commande un chocolat chaud et puis prend sa fille dans ses bras pour l’amener aux toilettes. C’était donc ça ! Cette accrochage dans le tissu régulier de ses habitudes : la pause pipi ! Morand est presque rassuré, ses instincts de taupe ne sont pas si émoussés. Parfois, à force de contempler cette femme, il lui semble qu’il pourrait perdre pied. Il pense à elle, même en dehors des heures de la filature. Il se demande quel goût a sa peau. Il aimerait la voir rire aussi. C’est la première fois qu’il suit quelqu’un et qu’il a l’impression de se contempler dans un miroir. Car, à part s’occuper de son enfant, cette femme ne fait quasiment rien. Elle passe ses journées au parc, elle parle peu aux autres mères. Elle se pose parmi les nounous noires et maghrébines qui se méfient d’elle, la considérant comme une espionne prête à tout rapporter à leur patronne blanche. Elle a peu d’amis. En quinze jours, elle a rendu visite une fois à sa mère. Son mari pense qu’elle a un amant, son médecin doit penser qu’elle est en dépression, sa mère doit parler de baby blues prolongé.
Audrey revient des toilettes, la petite rechigne dans ses bras. Mais que fait-elle ? Elle ne regagne pas sa place et se dirige tout droit vers Morand. Elle s’assied en face de lui. Elle le regarde droit dans les yeux. Elle ouvre la bouche, il sent son haleine vanillée. Il voudrait fuir. Elle prend la parole :
- Je sais que vous me suivez depuis quinze jours. Je vous ai vu ; vous êtes discret, professionnel mais moi, je vois ce que les autres ne voient pas. J’ai fait une thèse sur les fantômes en Gambie, vous vous en souvenez ? Oh oui, vous devez le savoir. C’est mon mari qui vous a embauché, je suppose.
Morand se tait.
- Bon, vous ne répondez pas, je considère cela comme un oui. Vous vous appelez comment ?
- Morand.
- C’est joli. Moi, c’est Audrey. Mais vous le savez déjà. Ce que vous ne savez peut-être pas, c’est pourquoi il vous a embauché. Vous ne dites rien. Vous avez perdu la voix ?
- …
- Il veut des preuves, c’est ça ? C’est différent. Il a un certain âge, voyez-vous, et il a peur que je m’ennuie. C’est ça ? Que je devienne triste ? Alors il a pensé à vous…
Quand elle parle, sa poitrine se gonfle. Sa voix est agressive et comme brouillée. L’eau dégouline de ses cheveux et le regard de Morand glisse le long des gouttes qui tombent dans son décolleté. Il ne comprend rien à ce qu’elle raconte. Il se demande dans quel traquenard il est tombé. Elle ordonne à la petite d’aller jouer à côté. Morand, lui, ne veut pas jouer dans cette comédie, il reprend ses esprits :
- Excusez-moi mais je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez…
Il n’a pas envie qu’elle parte tout de suite. Il veut encore sentir son parfum épicé, sa chaleur. Il a aussi honte de s’être fait griller. La tête lui tourne. Elle se lève :
- Faites comme si je n’avais rien dit. Je ne vous embêterai plus. Continuez à faire votre travail. Et les poules seront bien gardées, n’est-ce pas ? Au revoir Morand. Je rentre à la maison. Rendez-vous demain matin, je sortirai probablement vers les 10 heures. N’oubliez pas de prendre votre maillot de bain. On ira à la piscine. Ca vous fera du bien un peu de sport…
Elle se lève et le laisse là tout petit et ratatiné face à un café absent qu’il n’a pas pu commander à défaut d’être vu par le serveur.