Tandis que sur le plateau les techniciens s'affairent à changer le décor, on entend tourner à plein régime les presses des imprimeurs. Quand le rideau se relève tel Philippe Labro après une dépression, le vacarme s'atténue ; il ira decrescendo durant tout l'acte. Régulièrement, depuis les coulisses, des livres voleront jusqu'à la scène, pour certains porteurs de la mention Epreuves non corrigées.
(Attention : deux scènes comportent des images pouvant heurter
les spectateurs sensibles (et les idéalistes))
Acte II, scène 1 : tractations
Décor : la scène en agora et cirque médiatique : des bancs, un café et un kiosque à journaux (physique ou numérique). Côté cour, une librairie. Côté jardin, l'appartement d'un critique littéraire.
Sur le devant de la scène, ballet enjôleur des attachées de presse autour des principaux journalistes qui ne savent plus où donner de la tête. Confusion, profusion, promesses, effusions.
Côté cour, les représentants se succèdent chez le libraire ; ils ont à la main de longs listings qui traînent à terre. Côté jardin, les piles de livres grandissent sur le bureau du critique.
A l'arrière-scène, des petits éditeurs opiniâtres sautent sur place pour tenter d'accrocher l’œil d'un journaliste (prendre des comédiens de petite taille). Certains, découragés, retournent déjà en coulisses ; ils espèrent faire leur retour sur scène avant l'Acte IV.
Acte II, scène 2 : représentation (chez le libraire)
Les tractations continuent en silence au centre de la scène. Lumière côté cour.
Un représentant sort la librairie, un autre arrive. Une minute, j'arrive! dit le libraire occupé avec une cliente.
Flashback : le représentant se souvient de cette longue journée à Paris, fin avril, où tous les éditeurs étaient venus présenter leur Rentrée. Il avait écouté, bâillé, pris quelques notes, posé quelques questions...
… Et maintenant le voilà avec en mains une liste d'une centaine de titres. Il a quelques minutes pour les présenter au libraire et noter les commandes – L'éditeur veut mettre le paquet sur cet auteur, je t'en mets cinq ? celui-là, allez, tu m'en prends un ? Au final, il aura le temps de parler de vingt livres. Pour le reste, il laisse son listing au libraire.
(Scène méconnue mais décisive – on comprend que certains livres sont déjà condamnés plusieurs mois avant leur sortie. Il n'est pas rare que les spectateurs réagissent dans la salle : Mais c'est horrible ! On ne peut pas abandonner les livres comme ça !
- Ah oui, et on fait comment ? réplique l'acteur qui joue le représentant, quand il prend son rôle à cœur.)
Acte II, scène 3 : chez le critique
Lumière côté jardin. L'appartement est en désordre (le décorateur peut se faire plaisir). Des piles de livres menacent de s'écrouler.
Dans l'ombre, les services de presse continuent leur travail. On envoie des exemplaires, on relance, on oriente la lecture, on prépare les discours (C'est vrai que le dernier était un peu en-dessous mais là il s'attaque à un gros sujet... / Un texte magnifique sur... / C'est son grand livre / Tu verras, c'est l'ovni de la rentrée, etc).
Chez le critique, les livres arrivent en continu, par courrier ou par coursier. Les piles ne cessent de croître. Le critique se lève (tard), prend son café, ouvre des enveloppes, premier tri... Suspense ! Quel livre va-t-il ouvrir en premier ? Lesquels posera-t-il en équilibre sur la pile "A lire plus tard" dont il sait qu'il ne les lira probablement pas ? Il soupire en regardant le tas en attente, et sort se refaire un café.
A cet instant, le téléphone retentit. C'est une attachée de presse qui l'invite à déjeuner et insiste sur un auteur (l'ovni de la rentrée). Le critique opine. Il raccroche et va prendre le livre dans une des piles. Il ouvre la première page. La pile s'écroule. La lumière s'éteint.
(Les comédiens continuent de jouer dans le noir.)
Acte II, scène 4 : le Chiffre et les lettres
Quelques semaines ont passé. Près du kiosque à journaux a poussé un marronnier.
Un grand coup de gong et soudain tous les acteurs s'arrêtent : le Chiffre vient de tomber. On annonce N romans pour la Rentrée à venir (X français, Y étrangers, Z premieromans : ce sont les trois catégories qui recevront des prix).
Aussitôt les gazettes répercutent l'information. On commente les chiffres (plus ou moins que l'an passé ?) et on en tire quelques analyses rapides sur la santé de l'édition (selon l'humeur du journaliste, une hausse de la production pourra être vue comme un signe de santé ou comme une évidente surproduction) avant de souhaiter un bel été aux lecteurs. Le marronnier frémit dans le vent de printemps.
Acte II, scène 5 : fermeture du kiosque
Dernier jour de juin. C'est la date officieuse de clôture des inscriptions pour les Prix littéraires (on y reviendra).
C'est aussi la date de sortie du dernier numéro de Livres Hebdo avant les vacances. Un long dossier y présente la Rentrée à venir. On rappelle les chiffres, on hasarde une synthèse (Cette Rentrée s'annonce [ici, un adjectif], ou La prochaine rentrée se fera sous le signe de [ici, un nom]) puis on décline les différentes catégories : les poids lourds, les confirmations attendues, les livres-qui-feront-polémique, les surprises possibles, l'ovni-de-la-rentrée. Rien n'a encore été lu, mais ça y est, l'intrigue est en place.
Le lendemain paraît le numéro de Lire spécial été, avec les bonnes feuilles des "romans attendus".
Sur ce, juillet s'installe. Le kiosque ferme. Le critique prépare son sac de plage en y tassant trois livres. Le libraire, lui, ne ferme pas ; il reçoit des cartons de "livres d'été" et se sent un peu seul.
Sur l'agora, quelques-uns continuent à s'agiter mais les gestes sont plus lent. Une cloche retentit, ce sont, très officiellement, les vacances.
Rideau.
(à suivre)