Le lendemain, Morand est là au poste, accosté au bistrot en face de chez Audrey. Il fait des horaires normaux de bureau, 9h-19h. Il sirote un petit noir. Audrey est ponctuelle. Elle tient sa parole. A 9h58, elle pousse la lourde porte d’entrée de l’immeuble particulier du 82 Avenue Mozart où elle habite, au cinquième étage porte de gauche. La petite est dans sa poussette. Un sac de piscine est posé dans le panier sous le landau. Audrey est vêtue d’un trench noué à sa taille et, d’une manière inhabituelle, elle a accroché sa crinière épaisse dans une queue de cheval, dévoilant une nuque fragile. La lumière du dehors l’aveugle. Elle sort des lunettes de soleil, les pose sur son nez, un temps, et regarde en direction du café où est rivé Morand. Elle le voit et traverse la rue. Morand craint qu’elle ne pousse la porte, que la situation inconfortable de la veille ne se répète encore une fois, qu’elle ne rentre et ne l’accoste au comptoir. Aurait-il dû stoppé la mission et prévenir son client ? Lui avouer son échec ? Lui restituer quinze jours de filature en photos et notes et s’excuser de ne pouvoir continuer ? « Désolé, je ne suis plus votre homme, votre femme m’a démasqué. » Mais il aurait dû renoncer à une semaine de travail bien rémunéré et…une semaine sans Audrey. Le besoin d’argent l’a emporté sur l’impératif d’honnêteté tant vis-à-vis de son client que de lui-même. Morand a de lourdes dettes liées à son passé – c’est parfois compliqué de bosser avec les caïds de la cité.
Cette fois, Audrey ne rentre pas. Derrière ses lunettes noires, elle vérifie que Morand l’a vue. Un claquement de talon, un virement de mollet, elle invite le mouchard à la suivre. Elle descend la rue, Morand est toujours à quelques mètres derrière. Il se laisse hypnotisé par son chaloupé. Désormais, c’est lui qui a peur d’être épié et d’être dénoncé : pris sur le fait, en pleine faute professionnelle. Audrey respecte sa promesse. Après dix minutes de marche, les voilà à la piscine. A l’entrée, trois marches. Elle se retourne et interpelle Morand :
- Hé vous, servez au moins quelque chose, vous ! Vous pouvez m’aider à la monter ?
De nouveau, Morand reconnaît le même ton froid et pète-sec de la veille. Il reste toujours surpris : pour cette femme, étrangement, il n’est pas invisible. Il obéit. Dans le hall de la piscine, il n’ose entrer et se tient dans son habituelle attitude de retrait. Audrey, à la caisse, se retourne :
- Je vous prends un billet ? Qui sait, vous pourriez perdre ma trace dans les vestiaires ? Je pourrais m’enfuir par les bouches d’aération.
- Je n’ai pas de maillot de bain.
- Achetez-vous en un. Vous pouvez vous le permettre, vous devez être grassement payé. Au pire, vous l’inscrirez en notes de frais ?
- Je ne sais pas nager.
Elle hausse les épaules
- Oh ! Et puis, faites ce que vous voulez ! Vous n’avez qu’à m’attendre. Ça ne vous changera guère.
Il lui est reconnaissant de ne pas insister davantage. Car, c’est vrai, il ne sait pas nager. L’eau l’effraie. Il a déjà tellement peu de consistance sur le monde terrien, il craint d’être totalement englouti dans l’aquatique. Audrey pousse la porte du vestiaire des femmes, la petite Cassandre dans les bras. Morand part se poser sur le banc qui donne sur une large baie vitrée avec vue sur le bassin. Il contemple le spectacle chloré. Il y a deux lignes d’eau où des nageurs monomaniaques enchaînent les allers-retours comme des cocaïnomanes les rails. Plus loin, un toboggan où des gamins chahutent. Deux maîtres nageurs affaissés sur leur chaise, un homme et une femme très bronzés, regardent à peine l’ensemble, absorbés par leur conversation. Audrey apparaît. Elle a un maillot de bain une pièce qui sculpte son corps. Morand l’imagine noir ou rouge foncé car il contraste fortement avec la peau pâle d’Audrey. Elle a enfoui son épaisse chevelure sous un bonnet. Il hésite un instant et puis prend quand même des photos. Sa fille a deux épaisses bouées gonflables aux bras. Mère et fille se dirigent vers le bassin pour enfants. Cassandre sautille, apparemment très enthousiaste. Morand mate la croupe d’Audrey qui avance, il a une montée de désir. L’heure suivante va être consacrée aux sauts répétés de la petite suivis de ses remontées à la surface puis sur le bord dans les bras de sa mère. La mécanique ne semble ennuyer ni l’une ni l’autre. Parfois Audrey laisse la petite barboter quelques instants pour faire un tour du bassin, évitant les ballons en l’air et les cris des bambins. Bientôt il est temps de sortir. L’enfant tremble. Audrey l’enveloppe de la large serviette qu’elle avait posée sur les gradins à leur arrivée et s’engouffre dans les vestiaires.