Dans le canon du théâtre classique, l'acte III est celui de la Crise - moment de tension extrême où tout semble inextricable. Dans la comédie de la rentrée littéraire, il se situe durant l'été, où la tension retombe. Erreur du dramaturge ? Que nenni. Parce que bon, c'est toujours un peu la crise, dans l'édition.
Et puis, parfois, tout se joue vraiment pendant l'été...
Acte III, scène 1 : silence, on lit
Même décor que l'acte II pour raisons d'économies. On a ajouté un poste radio à côté du kiosque fermé. Lumière d'été (pluie sur Paris).
Au-dessus de la scène s'affiche un panneau lumineux sur lequel défileront des tweets et autres posts des différents protagonistes sur les réseaux sociaux.
Selon la bible, les critiques partent en vacances avec les livres qu'ils ont reçus avant juillet. C'est faux, évidemment : la plupart se passeraient bien de lire quand ils sont en vacances ; et puis, ils ne partent pas si longtemps (quand on le fait honnêtement, critique est un métier bien mal payé).
Aussi les voit-on de ci de là faire une apparition sur les réseaux sociaux. La plupart du temps une simple photo – tel livre sur une table de travail à côté d'une tasse de café. Parfois une phrase : Je suis en train de lire Machin - à suivre ! Quelques like, peu de commentaires, mais quelques noms apparaissent que l'on retrouvera plus tard...
(A noter aussi, ces statuts sybillins de critiques établis, en mode teaser : Attention, énorme surprise à venir aux éditions Bidule ! Mais on ne saura pas qui : le critique-établi garde sa découverte pour les pages de son magazine. Etonnamment, son statut sera commenté par quelques personnes : deux collègues qui sont dans la confidence, trois wannabes et une stagiaire des éditions Bidule)
Acte III, scène 2 : 15 août : Rien.
Acte III, scène 3 : Semaine du 16 août
Le poste radio sonne la pré-rentrée. Dans les émissions d'été, on commence à inviter des libraires et des amis journalistes littéraires, on badine – Alors, qu'est-ce que vous avez lu cet été ? Et elle s'annonce comment, cette Rentrée ?
L'auditeur qui ferait attention (mais personne n'y prête vraiment attention) apprendrait à distinguer les critiques qui parlent des livres qu'ils ont lus et ceux qui n'hésitent pas à qualifier la rentrée dans son ensemble ("décevante", "enthousiasmante" ou "surprenante"), et à détecter une tendance dès que deux livres présentent un thème commun. Ceux-là sont les imposteurs. Ils sont peu nombreux mais on les invite plus souvent.
Acte III, scène 4 : 20 août
Lumière sur la librairie. Une pile de cartons est déposée devant la porte. Un livreur en sueur en porte un à l'intérieur. Un grand gong retentit.
C'est le grand jour. Deux semaines avant la rentrée des classes, le libraire accueille le premier office de la Rentrée (selon le saint calendrier littéraire, la quasi-totalité des livres de septembre sortent l'un des trois jeudis qui suivent le 20 août). Il déballe les premiers cartons, sourit en sortant certains romans qu'il attendait depuis des mois, peste en découvrant qu'on lui a fourgué dix exemplaires d'un livre qu'il ne voulait pas, il remplit la vitrine, dépoussière la tables des nouveautés... Bref, c'est reparti.
Acte III, scène 5 : Dernière semaine d'août
Le kiosque a rouvert, le vent se remet à souffler dans les branches du marronnier.
Radios et télé sont encore branchées sur leurs grilles d'été, mais dans les magazines et sur le web, les rédactions sont au taquet. Sur toutes les branches du marronnier fleurissent des papiers sur "ce qui vous attend à la Rentrée". On y rappelle une dernière fois le Chiffre, on annonce les poids lourds, les confirmations attendues, les livres-qui-feront-polémique, les...
- Eh mais attends, ce sont les mêmes qu'en juin, là ! s'écrie dans la salle un spectateur mécontent.
Il a raison. Les catégories et les noms (hormis un ou deux qui font soudain leur apparition dans les "surprises possibles "*) sont les mêmes qu'avant l'été, comme si personne n'avait rien lu entre temps. (Ce qui est faux).
C'est que le temps n'est pas à la critique : après la pause-estivale on resitue l'intrigue, on donne le top départ de la course aux prix, on se demande qui figurera sur la première liste du Renaudot. Bref, tout ce dont les lecteurs se contrefoutent mais qui passionne le bvd Saint Germain (entre les numéros 77 et 199).
Pour parler vraiment des livres, il faut encore attendre une petite semaine...
(à suivre)
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Notes et illustrations...
* A ce stade, notons trois catégories de livres dont le statut peut changer pendant l'été :
- les Surprises : ce sont les noms qui apparaissent vers la fin août. Ce peut être un(e) ami(e) du journaliste ou une vraie découverte de ses lectures d'été (parfois les deux). Se méfier des "surprises" qu'on retrouve partout : l'auteur (ou son éditeur) est ami de tout le monde.
- le Pavé-consensus : c'est une rumeur qui enfle depuis l'Acte I et qui emporte tout sur son passage, comme Les Bienveillantes à l'été 2007. Ou Alexis Jenni en 2011, porté aux nues par les critiques dès la fin de l'été. Un coup parfait de l'éditeur : 600 pages (on confond aisément 'grand roman' et 'gros roman'), un forcing habile en mode storytelling ('le génie méconnu qui soudain se révèle'), 40 premières pages (réellement) excellentes et hop, les critiques assaillis de romans n'avaient plus besoin d'aller plus loin.
(NB – après lecture d'une dizaine de chroniques de l'époque, je puis parier sans risque que 90% des critiques de L'Art français de la guerre en 2011 n'avaient pas dépassé la page 50 (comme 90% des lecteurs, notez bien, la suite étant largement indigeste)).
- les Confirmations attendues : c'est peut-être la catégorie la plus intéressante. En gros, il s'agit d'auteurs dont les journalistes avaient aimé le premier roman... mais qu'ils avaient découvert un peu trop tard pour lui faire une place dans le feuilleton. Notez que le phénomène vaut aussi en musique ou au cinéma : les louanges ont souvent une œuvre de retard.
Un exemple 2014 ? Prenez Julia Deck. L'an dernier, j'ai découvert son premier roman, Viviane-Elisabeth Fauville. C'était bon, intelligent et inventif, prometteur. Du coup, j'ai très envie de lire le prochain Julia Deck. Et je ne suis pas le seul. Nombre de critiques l'avaient repérée fin 2012 (on le verra dans l'Acte V), et depuis deux mois, c'est toujours son nom qu'on entend dans la catégorie 'attendus' – sans qu'on n'ait lu un seul mot sur la qualité du livre (allez, si : 1). Et là, voyez : comme les autres, sans l'avoir lu je fais passer. Hop. C'est tellement simple, une pré-rentrée littéraire.