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Henry

Publié le 04 septembre 2014 par Ctrltab

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Quand elles regagnent le hall d’entrée, elles ont les yeux un peu rougis. Audrey a le maquillage défait. Morand les attend. Il se lève. Le ton d’Audrey s’est adouci.

-   Venez, on va mettre Cassandre dans la poussette. On va se promener. Vous verrez, elle ne va pas tarder à s’endormir.

Il l’aide dans toutes les manoeuvres pour positionner l’enfant, lui donner son goûter, une compote à boire et une madeleine, la cingler sur son siège. Ils sortent enfin de la piscine. La prédiction d’Audrey est juste, Cassandre ne mouche bientôt plus mot, épuisée par tant d’efforts et de bonheur aquatiques. Pour la première fois, Morand marche au côté d’Audrey. Avec ses talons, elle est un peu plus grande que lui. Ils slaloment sur les trottoirs jusqu’au parc. C’est Morand qui tient maintenant la poussette et Audrey se met à parler :

-   Je suis désolée si j’ai été un peu brutale avec vous. Cela n’a rien d’agréable d’être suivie. Et surtout d’avoir en permanence un témoin du peu de ce que je fais…

Il voudrait lui dire de ne pas se déprécier, qu’elle vit tout simplement, que c’est assez rare, quelqu’un qui n’a pas besoin de remplir son temps d’événements et de gens, qu’il trouve ça beau de la regarder. Mais il a peur de paraître sentimental ou au pire idiot. A la place il lui demande, curieux, comme elle a réussi à le repérer.

-   Je ne sais pas, je vous ai senti. Votre présence derrière moi. Votre regard sur moi.

Il s’en étonne. Elle parait si hermétique au monde qui l’entoure. Pardon, il ne voulait pas la blesser. Elle lui dit que non, ça ne fait rien, tenez, j’ai soif, on va se prendre à boire. Ils s’assoient tous les deux sur un banc avec deux Perriers. Elle boit à la paille et passe du coq à l’âne :

-   Vous savez comment j’ai rencontré Henry ? C’est moi qui ai enterré sa femme. Non, je vous assure, je ne fais pas de l’humour noir. Il ne vous l’a pas dit ? En attendant de terminer ma thèse, je travaillais dans les pompes funéraires, une boutique près du Père Lachaise. C’est moi qui accueillais les endeuillés. Je leur proposais nos services et devis. Je connais les mots pour cela.

Morand a déjà fini son Perrier. Il joue nerveusement avec la paille, l’emboîte, forme un triangle, tout en écoutant Audrey.

-   Il y avait pas mal de problèmes avec l’inhumation de sa femme. Elle avait souhaité une crémation, notre four était en panne, une partie de la famille refusait de se déplacer. Je vous passe les détails. En tout cas, j’ai été amenée à beaucoup fréquenter Henry durant cette période. Je voyais bien qu’il aimait ma compagnie. Je ne voulais prendre la place de personne, je ne pensais pas que je tomberais amoureuse. J’étais habituée à offrir cette bienveillance distante qu’appréciaient nos clients. Peu à peu, nous nous sommes confiés l’un à l’autre. On parle plus vrai quand on est proche du caveau. Je me sentais bien avec lui, j’aimais son regard bleu sur moi. Il s’étonnait de mon travail, totalement sinistre à ses yeux. Je lui expliquais que, non, c’était mon domaine, ma mère était morte quand j’avais quatre ans, j’étais accoutumée au business des morts et cela me permettait de gagner l’argent pour payer mon loyer d’étudiante. Mais bientôt il n’y eut plus de prétexte pour nous voir : sa femme était bel et bien incinérée, les papiers réglés, les faire-part de remerciement envoyés et les factures réglées. Il a attendu un mois et puis il est revenu. Il m’a demandé ma main. Il savait que c’était vieillot, qu’on n’épousait pas quelqu’un du jour au lendemain, et, qui plus est avait trente ans moins que soi. Il comprendrait si je refusais, si je n’avais pas envie de donner ma vie à un vieillard finissant, un veuf éploré et ténébreux, un vieux beau lubrique. Il m’a promis qu’il m’aiderait à finir ma thèse, que je serais libre, qu’il veillerait sur moi. J’ai accepté.

-   Pourquoi ?

-   Parce que je n’avais pas le choix. J’étais un peu comme vous à l’époque – ne vous vexez pas- mais je m’effaçai peu à peu. J’étais très maigre. Les gens me bousculaient dans la rue, on me fermait la porte au nez, on ne me voyait pas. Je n’avais aucune libido, je crois que je n’avais même plus mes règles. D’autres trouvent un travail, moi je n’avais aucune ambition. J’ai épousé Henry.

Morand se demande pourquoi elle lui raconte tous ses bobards. La thèse et le mariage par intérêt, pourquoi pas ? Il veut bien y croire, il a bien trouvé les papiers d’inscription pour un doctorat à Nanterre, mais pour le reste, il sait que c’est totalement faux. Audrey était mannequin quand elle a rencontré Henry qui d’ailleurs n’avait jamais été marié. Elle est tombée rapidement enceinte et leur mariage a donné lieu à un mince entrefilet dans le journal Le Monde. Ses courbes voluptueuses ne semblent jamais avoir souffert d’anorexie. Quant à sa mère, elle est toujours en vie et exerce en tant que sophrologue à Tours où elle habite avec son père médecin. Il décide de rentrer dans son jeu :

-   Et la thèse ?

-   Finalement, je ne l’ai jamais terminée. Cassandre est née. La vie a repris le dessus.

Elle le regarde droit dans les yeux. Soudain, il comprend qu’elle lui dit une autre vérité, tout aussi juste de celle que l’on peut lire dans les clichés qu’il arrache en douce dans la rue, les renseignements biographiques qu’il accumule sur internet et les actes officiels qu’il se procure à la mairie. Il balance son bout de plastique trituré au loin. Il se lève. Il se sent con. Debout, les bras ballants, il avoue à son tour :

-   Désolé Audrey. Je suis payé pour rapporter, fliquer les autres et prendre les photos de leurs moindres faits et gestes. Les horaires changent selon la demande. Pour vous, ce sont des tarifs de jour, de 9 à 19 heures. Je complète le dossier avec une enquête minutieuse du casier judiciaire et autres éléments d’identité. Je ne pose pas de question, je n’émets pas de jugement et je ne fréquente pas ma cible. Merci pour le Perrier. On va faire comme si de rien n’était. On ne s’est pas parlé.

Il a parlé de manière rapide, saccadée. Il en est presque essoufflé. Elle le regarde comme un procureur, qui serait heureux d’avoir fait craché le morceau à l’accusé.

-   Je peux vous poser une dernière question ?

-   Oui.

-   Il vous reste combien de temps ?

-   Il nous reste six jours.

-   Très bien, merci Morand. Au revoir.

-   Au revoir Audrey.

En remettant ses escarpins rouges, elle le regarde s’éloigner. Il s’assied deux bancs plus loin loin. Elle se lève et part se promener dans les allées du parc avec la poussette. Son ombre, docile, la suit.


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