Entre Crévic et Dombasle, le 8 septembre 1914 (7e lettre par Excelsior ou autre occasion)
Ma bonne Cécile
Je t’ai accusé réception ce matin par carte n°6 envoyé par la poste des lettres de toi en date du 25 août et 2 septembre qui venaient de me parvenir. Par ce même courrier, ,j’ai reçu une carte de Robert et une de M. de Gerneville que je t’adresse sous ce pli.
Tout continue à bien marcher ; l’espoir, cet espoir qui n’a ni ne pourra jamais faire défaut est toujours inébranlable et les évènements me donnent et me donneront raison. J’ai toujours considéré comme une folie l’acte des Allemands, ils avaient exagéré notre avachissement qui hélas existe. A tort peut-être, j’attribue ici une grande part de notre succès (j’appelle succès toute journée passée sans reculer) à notre vieux 37e. Je dis vieux, car il vient d’être renforcé 2 fois ce qui le renouvelle presque entièrement. 2 officiers de l’active, seuls restent ici. Les hommes, des réservistes pour la plupart n’ont plus de gradés, on a fait des sous-lieutenants avec tous les adjudants, et la plupart des unités n’ont plus de cadres inférieurs. Néanmoins ça marche. C’est la vieille tradition qui guide les autres. Je craindrais d’être taxé d’exagération si je racontais le 1/4 de ce que je vois et ma chère amie, je ne veux pas te causer d’émoi inutile en te le narrant. Ils sont d’ailleurs sans danger, puisqu’à part quelques éclats d’obus tombés si adroitement sur les parties épaisses de ma personne (ce que je conserve comme relique) je suis indemne.
Je me suis trouvé déjà dans quelques situations difficiles et je te l’ai dit, je m’en suis bien tiré. Eh ! bien chérie, il n’est pas un jour que je puisse comparer à celui que tu appelles Saint Nicolas. J’ai souffert là pendant près de deux jours, tout ce qu’un homme peut éprouver ? Je pouvais te faire venir en automobile et j’ai réussi à surmonter ce désir insurmontable. C’est que mon chérie, je doutais de moi, je n’étais pas certain des sentiments qui m’auraient animé à ton départ. Je t’ai quitté la première fois, en affectant un genre que je n’ai pas encore pu définir et ce n’est que lorsque Clément est revenu de Nancy après t’avoir vu à la préfecture, qu’après une vive crise d’émotion, j’ai repris connaissance. Tout est bien je crois. Tu me pardonneras d’avoir évité cette rencontre et à l’avance je te remercie de ce pardon, tu m’as ainsi peut-être évité une défaillance, que je ne me serais pas pardonné. Mais chérie, je divague. Revenons, comme tu dis à nos affaires.
Tu as, m’as-tu dit, fait un avenant de surprime à notre assurance. C’est très bien, mais je pense que tu n’as fait cette opération que pour celle de 5000 francs, puisque la dernière prime de celle de 8000 est à payer ou est payée.
Je t’adresse ci-joint la pièce que tu me demandes, j’espère que cela te suffira et que la chinoiserie administrative ne recherche pas les vices de forme qu’elle pourrait présenter.
Tu remercieras Loulou de sa bonne lettre, dis-lui qu’il ne se fasse pas une opinion aussi élevée de la bravoure de son père, il en est encore à se demander s’il l’est, puisqu’il en est à constater qu’il remplit son devoir que pour ne pas avoir la douleur de faire un pas en arrière… Et cette douleur est vraiment réelle, je l’ai éprouvée 1 fois et demie, je dis 1 fois 1/2, car pour les 2 fois, c’est-à-dire, pour le retour jusqu’à Saint Nicolas, j’ai su à temps que c’était une feinte.
Hier nous avons failli dîner par terre, un bombardement formidable a duré de 5 heures à 7 heures. À 7 h justes, un obus a culbuté la ferme où loin de notre camp, nos cuisiniers faisaient la popote. Ces malheureux ont naturellement perdu le matériel et le frichti, mais ils ont encore sauvé la vieille femme qui était cachée dans la cave et qui ne voulait pas filer. Deux heures après il ne restait que les 4 murs. C’est encore un endroit que nous irons revoir….
J’ai fait descendre ce matin les cuisiniers à Sommervillers et le service est rétabli. En ce moment je suis plutôt adjoint du colonel que porte drapeau. Je crois même que je ne répandrai plus ma bannière et que je suivrai le colonel que l’on vient de désigner pour commander la brigade, tout en restant avec nous.
Je t’ai dit que j’avais reçu mes binocles, ils vont bien. Je suis convaincu que le directeur ne paie pas mes appointements par une interprétation trop serrée des instructions. En effet, ces appointements sont prévus à partir du 1er janvier 1915. Mais d’ici là il dispose des fonds nécessaires et il doit être guidé par un plus large esprit d’équité. Il est évident que si la question est traitée réglementairement, c’est-à-dire avec le texte des instructions, nous aurons tort mais nous n’appartenons pas à une administration d’état.
Enfin, comme tu le dis nous verrons.
Je cesse ma chérie, je compte pouvoir t’envoyer cette lettre par l’intermédiaire de Me Néglé, la femme de notre officier payeur dont je t’ai déjà parlé, lui est un ancien adjudant, elle est institutrice à Maxéville.
Je te répète que tout va bien, non seulement je n’ai pas besoin de pilules Cascarine, mais, j’ai plutôt une légère diarrhée, qui facilite, comme tu le dis si bien, tous les mouvements.Je t’embrasse bien fort, bien fort, ainsi que Loulou, as-tu vu Marie Colin de Crévic.
Ton tout à toi. J.Druesne
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8 septembre 1914 (JMO du 37e RI)
Le Régiment occupe et continue à organiser solidement la position sur laquelle il se trouve.