Suspect

Publié le 08 septembre 2014 par Ctrltab

Les jours se suivent, le manège continue. Audrey mime sa vie pour donner du spectacle à Morand. Mais elle ne vient plus lui parler directement. Elle lui raconte d’autres histoires que Morand reconstitue dans son roman photo quotidien. Le lendemain du grand magasin, elle s’est rendue au cimetière du Père Lachaise et a parlé longuement avec le gardien. Portrait rapide du gars, griffonné sur le compte-rendu du jour de Morand : « petit, sourcil broussailleux, œil noir, sec, à l’allure arménienne (il ressemble à Aznavour). Suspect ? » Elle a ensuite déambulé longtemps parmi les tombes. Morand s’est demandé s’il n’y avait quand même pas une part de vrai dans ce qu’elle lui avait raconté. Il a noté sur son carnet les noms et les dates des stèles sur lesquelles Audrey avait marqué un temps d’arrêt. La coïncidence était étrange et sinistre : c’étaient toutes des femmes décédées avant la quarantaine. Ce détail avait inquiété Morand. Pendant les pauses méditatives de sa mère, la petite Cassandre courrait dans les allées et piquait les chrysanthèmes des uns pour donner des autres. Le jour suivant : « pas de sortie le matin (pluie), après-midi au parc. Rien à signaler. » Mais Morand avait noté à part : « Aujourd’hui Audrey est tombée dans le jardin. Elle avait de nouveaux escarpins et elle se précipitait vers la petite qui s’apprêtait à escalader le toit du jeu d’enfant. Les gosses l’ont regardé, surpris qu’un adulte de cette taille perde son équilibre. Les parents assis sur les bancs étaient partagés entre le rire (c’était toujours ridicule de voir quelqu’un chuter) et la pitié (ça pourrait leur arriver après tout). Moi, je suis sorti de mon devoir de réserve. J’avais peur qu’elle ne s’eût fait mal. J’ai récupéré la petite, à deux doigts effectivement de se jeter du toit, je l’ai prise dans mes bras, elle a pleurniché et j’ai couru vers Audrey.

- Ca va ?

- Ah, c’est vous ! J’avais oublié que vous étiez là.

- Venez, asseyons-nous plus loin. Tout va bien ?

- Oui, oui, c’est bon. Rien de cassé. Aïe !

- Vous êtes sûr ?

- Oui, oui. Attendez, je vais enlever mes chaussures, ça sera plus prudent.

Il avait remarqué qu’elles avaient les pieds très fins. Il avait été touché par cette délicatesse. Elle avait vérifié ses chevilles, c’était ok. Il lui avait tendu la main, elle s’était relevée, gémissant légèrement.

- Ca a l’air d’aller. Quelques bleus tout au plus. Cassandre, va jouer dans le bac à sable. Allez, tu es grande maintenant, ne fais pas ton bébé. Le monsieur est gentil, c’est un ami.

Elle avait embrassé la petite et puis elle avait retourné son visage vers Morand.

- Qu’est-ce que je suis bête, vous ne trouvez pas ?

Elle avait ri.

- Oh la la, ça me fait même mal quand je ris ! Je dois avoir quelques côtes fêlées !

Debout, sans ses talons, elle était à la même hauteur que lui.

- Je suis désolée, je déteste tomber. Je me sens alors complètement nulle. Inutile. Comme si je ne servais à rien. J’ai un sentiment de néant. C’est con, hein ?

Ils s’étaient assis côte à côté sur le banc. L’accident était clos, ils n’étaient plus le point de mire de l’attention. Audrey paraissait secouée. Morand lui avait proposé de boire de l’eau, elle avait refusé.

- Une cigarette ?

- Ah oui, ça, je veux bien.

Elle lui avait demandé son diagnostic. Alors, qu’est-ce qu’il dirait à son mari ? Rien, lui avait-il répondu, vous traversez juste une dépression à mon avis.

- Vous auriez dû être médecin.

- Oh, ce n’est pas si loin. Il s’agit de relever les symptômes. Etre le plus attentif possible à l’autre.

- Sauf que dans votre cas, c’est à l’insu du patient. Et on ne vous a pas vraiment demandé de guérir mais de désigner un coupable. Il n’y a pas de serment d’Hippocrate ici.

- Votre mari s’inquiète, c’est tout.

Elle l’avait regardé plus attentivement.

- C’est étonnant, vous pourriez presque être beau. Votre visage est juste un peu brouillon, comme inachevé.

Elle avait posé ses mains fermement sur ses sourcils, ses yeux, ses pommettes, ses lèvres, son menton. Du bout de doigt, elle avait terminé le travail d’un créateur paresseux. Un sentiment de bien-être avait envahi Morand et puis il s’était brusquement retiré de la chaleur de ses mains.

- Arrêtez !

- Ca vous gêne ?

- Comme vous voulez. Vous n’êtes pas drôle. Après tout, c’est normal, vous n’êtes qu’un mouchard. Bon, j’y vais. Demain, pour vous faire plaisir, j’irai voir mon amant. Vous allez voir, ça sera trop amusant. Au revoir Morand.

Elle s’était levée, elle lui avait serré la main et puis elle lui avait tourné le dos. Elle était retournée à son existence comme si ce détective privé qui la pistait depuis plus de deux semaines n’avait jamais existé.

Quand Morand rentra en métro ce soir-là, il retint une jeune fille de se jeter sur la voie. Elle le remercia, tremblante, ne sachant s’il était de bon ou de mauvais aloi d’être sauvée. Morand avait remarqué son manège, elle se balançait en bordure du quai. Il savait maintenant repérer ce regard errant et les signes du corps des bêtes qui ne savent plus où aller.