L'agora s'est étoffée : une estrade à l'avant-scène, une télévision sur le toit du kiosque. Le marronnier est toujours là. Sur les écrans lumineux, les tweets et autres posts défilent de plus en plus vite (on y verra aussi les requêtes g**gle des auteurs qui en catimini cherchent leur nom sur la Toile).
Côté cour, la librairie est pleine mais les cartons continuent d'arriver. Côté jardin, une table de banquet. C'est parti.
Acte IV, Scène 1 : pour ou contre
Parmi les traditions de la Rentrée, il y a le Débat-sur-la-Rentrée.
- Quand même, c'est idiot, la Rentrée littéraire, non ? Tous ces livres qui n'auront jamais leur chance.
- C'est vrai, mais en même temps ça donne un coup de projecteur formidable sur la littérature...
Le débat n'ira guère plus loin mais chacun participe. Il sont peu nombreux pour défendre la Rentrée, à vrai dire, mais il se trouve toujours un écrivain à succès pour monter sur l'estrade et assurer sans ciller qu'il attend de cette fête qu'elle enchante le plus de lecteurs possibles. Alors tout le monde hausse les épaules parce que tout le monde sait bien, au fond, que rien ne changera.
Acte IV, Scène 2 : champagne !
Sur la table de banquet, les seaux à glace sont sortis, les flûtes empilées, les serveurs en livrée : tout est prêt. Un auteur remercie plein de gens dans un beau discours mais personne ne l'écoute : on n'est pas là pour ça.
Septembre est encore jeune et déjà on remet le premier prix de la saison. Il fallait bien un prétexte (et un sponsor) pour déboucher les bouteilles qui attendaient depuis juin. Ambiance rentrée des classes : on retrouve ses amis, on échange les potins, on finit sur les lectures d'été - tiens, tu as lu le Machin ? Quelques noms reviennent sur les lèvres, il reste encore deux ou trois places à prendre sur les strapontins de l'avant-scène.
Puis on sort les agendas, on fixe un déjeuner et on se donne rendez-vous aux prochaines réjouissances. La soirée d'un réseau de libraires, peut-être, ou un cocktail de lancement : dans l'édition, on paie peu mais on trinque volontiers.
Acte IV, Scène 3 : la liste
Sur l'estrade s'avance un porte-parole. A l'avant-scène, les acteurs se figent. A l'arrière on s'en fiche un peu mais on finit par tendre l'oreille quand même.
On commente (parmi les poids lourds, qui a été laissé de côté ?), on compare (quels éditeurs sont le mieux représentés ?), on persifle (combien de journalistes ?), puis arrive la première liste du Goncourt, et les réseaux sociaux s'emballent : comment ça Truc n'y est pas ? / C'est quand même incroyable qu'ils mettent Bidule... / Tiens, qui est donc ce Machin qu'on ne connaissait pas ? Cette fois, la course est lancée.
Acte IV, Scène 4 : le défilé
Tout le monde s'agite sur scène... Et pourtant, bizarrement, les acteurs paraissent de plus en plus petits.
Sur l'agora, les teasings et autres polémiques font enfin place à de vraies critiques.
Les journalistes ont commencé par les suspects habituels (on n'oubliera pas l'encadré "premieromans" (la compète junior)). Il pleut des éloges, mais qui sait lire entre les lignes et dans les adjectifs repérera aisément les complaisances (un bon critique sait employer des mots très doux pour dire "ne lisez pas ce livre"). A noter : parmi les poids lourds annoncés, l'un doit jouer le rôle du bouc-émissaire. Un premier critique donne le signal vers la fin août, façon 'Habits neufs de l'empereur' (Mais... ce livre est nul!), et hop on se fait plaisir – Allez les gars, cette année on peut se faire Bidule !
... Et maintenant il est temps de mettre en avant d'autres romans : un petit génie précoce, une jolie petite effrontée qu'on annoncera comme la nouvelle-Sagan, deux Dupondt qui ont écrit sur le même thème et dont on propose une interview croisée, le livre-qui-divise, un auteur-qui-fait-le-buzz et deux romans-de-la-maturité et, bien sûr, l'ovni de la rentrée.
... Non mais franchement, ça devient ridicule, on ne parle que des mêmes ! On ne sait pas qui a dit ça, la voix provient d'un haut parleur, et puis soudain on s'en rend compte : ils sont des millions à le penser, et à le dire. Un marronnier participatif.
La Rentrée n'a pas trois semaines et le public déjà se lasse.
Acte IV, Scène 5 : les livres
Le son sur l'agora diminue jusqu'à s'éteindre. Dans la librairie, on a posé deux cubis sur une table et des chips dans une assiette, on sort les verres en plastique, un inconnu dédicace quelques livres et d'autres inconnus se réjouissent déjà de les lire bientôt.
… Et pourtant ! De l'autre côté des haut-parleurs on en trouve, de vraies chroniques qui donnent envie de lire de bons livres. Dans les journaux (si, si ! tournez la page après Eric Reinhardt et vous verrez), sur les sites, dans les librairies. Les romans circulent, les mots passent, Alors t'as lu quoi?, tout cela reste encore indistinct mais elle est là, la Rentrée, un peu partout, joyeuse et cacophonique.
Acte IV, Scène 6 : la finale
… Et soudain un grand boum ! Alors qu'on était tranquillement en train de lire un de ces livres dont on nous avait dit "vas-y, tu vas aimer ", le haut-parleur se remet à couvrir toutes les voix et annonce, "tant attendue", la Liste finale du prix Goncourt. Exit les rigolos et les coups de pub, cette fois c'est du sérieux. A moins que...
(à suivre)