Ils sont jolis, tous les trois, sur le trottoir qui longe le grand mur de brique rouge, ce matin d’été de 1970. Elle, dans sa robe chasuble assortie à leur costume, identique, du dimanche. Culotte courte marine, chemise blanche. Elle, attentive déjà, du haut de ses quatre ans, tient par la main son petit frère de deux ans son cadet. Dans l’autre, elle tient serré un bouquet de fleurs des champs qu’elle a cueillies au petit matin. L’ainé, devant, joue au funambule sur la bordure, s’imagine un ravin au fond duquel coule un torrent, plutôt que le mince filet d’eau de l’orage de la nuit dans le caniveau.
Quelques mètres derrière eux, Denise dans sa jolie robe jaune qu’elle a cousue elle-même, comme toujours, la taille soulignée par une fine ceinture blanche, et Gérard dans son costume du dimanche, la moustache soignée. Il leur semble déjà sentir l’odeur du lapin de Tante Marina, sacrifié la veille, qui a dû mijoter sur le poêle tout le temps de la messe.
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Ils sont perdus, tous les trois, sur le trottoir qui longe le grand mur de brique rouge, ce matin froid d’hiver 1981. Ils ont tellement grandi ces derniers mois, on aperçoit un peu leurs chaussettes blanches sous les pantalons un peu trop courts. Elle a mis sa jupe écossaise, c’était sa préférée. Il n’a plus besoin qu’on l’aide à marcher, maintenant, mais elle semble tout de même lui donner une main invisible. L’ainé, devant, a remplacé les torrents et les ravins par les équations à tant d’inconnues.
Quelques mètres derrière eux, Gérard, dans son costume du dimanche, moustache lissée, a les épaules un peu voûtées déjà.
Au bout du grand mur de brique rouge, le convoi bifurque et franchit la grille. J’entends les roues et puis les pas qui crissent sur le gravier gelé, entre les tombes. J’ai cinq ans et demi, il fait si froid, j’ai oublié mes gants à l’église et les mouchoirs de dentelle blanche contrastent avec les voilettes noires. Je ne suis pas sûre de comprendre.
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Ils sont graves, mais volubiles, tous les trois, sur le trottoir qui longe le grand mur de brique rouge, ce matin frais mais très ensoleillé de septembre 2014. A nouveau soudés, malgré les années de ravins et de torrents. Elle semble, comme toujours, les porter tous. Elle s’arrête à ma hauteur, et me serre longuement dans ses bras. Bien sûr que je serais là, dis-je, tu ne croyais tout de même pas… Quelques mètres derrière eux, leurs enfants franchissent à leur tour la lourde grille et je ferme la marche, encadrée de mes frères. Je ne reconnais pas l’endroit, et tandis que Gérard rejoint enfin Denise dans l’éternité, ma mémoire ne se souvient que du grand mur de brique rouge et des sanglots d’autrefois.