La Rentrée Littéraire pour les Nuls – Acte V (oct.-novembre)

Publié le 12 septembre 2014 par Secondflore

Ça y est, le dénouement est proche. L'annonce de la liste finale du Goncourt a sonné le départ de la dernière ligne droite. Sur la scène, la table de banquet a été rapprochée de l'estrade. Le décor ne change pas mais se concentre, on prépare le climax. Et pourtant...

Acte V, Scène 1 : le Débarquement

On s'active autour de l'estrade et du banquet : les préparatifs se feront en direct. Mais on ne les entend pas – venant de l'arrière-scène, une sono couvre les voix et les outils. C'est de la musique country.

… Et pourtant il flotte un parfum étrange sur cette Rentrée. Pendant quelques heures, on commente la dernière liste du Goncourt, mais ce hoquet de petit monde est vite balayé par la sortie de poids lourds étrangers américains, assortie de critiques dithyrambiques qui donnent soudain aux auteurs français un air de littérature de terroir.
Mais qu'est-ce que vous avez, vous les Français, à être fascinés comme ça par les romans américains ? se gaussait cet été une amie québécoise.
Mais c'est la France, madame ! Orgueil cocardier et auto-dénigrement, démontage de McDo et carpette rouge devant l'Oncle Sam, et tout ça à la fois.

Acte V, Scène 2 : bouche-à-oreilles

Quant aux lecteurs, ils ne font pas de discrimination : français ou étranger, un livre vous transporte ou vous tombe des mains, voilà tout. Et tandis que sur l'estrade on a cessé de lire (pas le temps), un peu partout, près de la librairie et sur les bords de scène, on tourne des pages.
... Lorsque soudain, coup de théâtre! Lassés des écrivains officiels, des lecteurs ici et là décident d'investir l'espace public. Sur les réseaux, les échos épars entrent en résonance. Cette fois on dépasse le simple bouche-à-oreilles, on milite. Avec ce mantra qui revient souvent : Mais pourquoi donc on n'en parle pas plus, de ce livre ?!

Acte V, Scène 3 : les chiffres

L'estrade est installée, la date de remise du Goncourt est annoncée. On demande à baisser la musique country, on bâillonne les voix discordantes, et on envoie les premières parties.

L'avant-Goncourt est bien balisé : remises de prix en tous genres (attention à ne pas remettre le vôtre à un goncourisable), salons du livre (en cas d'assoupissement, prévoir une news people à Brive), rumeurs, pronostics. Quelques jours avant le G-day, les journaux ouvrent un dossier Chiffres : les meilleures ventes, les déceptions, les surprises (oh, tiens, ce sont ceux dont on parlait plus haut). Ça fait toujours patienter.

NB – dans les représentations d'avant les années 2000, cette scène s'accompagnait toujours de polémiques : les chiffres étaient en effet fournis par les éditeurs eux-mêmes, avec une grosse part de flan. Depuis lors, des panels sont nés et on ne peut plus (trop) tricher, c'est moins rigolo mais du coup on parle (un peu) moins de Christine Angot

Acte V, Scène 4 : le Goncourt

Pleins feux sur l'estrade ! Caméras, micros et nominés sont tendus, depuis la veille on ne parle que de ça.

… Et soudain tout s'arrête.
- Amina, vous êtes notre envoyée spéciale au fameux restaurant Drouant, à Paris, alors où en est-on, le Goncourt a-t-il été remis ?
- Eh bien non Elise, toujours pas, mais ici je peux vous le dire, c'est l'effervescence...
Etc.

On a tous vu ça : le lauréat content mais timide, les caméras carnivores, bousculade, joie, chiffres de vente annoncés et hop, terminé, tout de suite une page de publicité.
Dès l'annonce le débat s'engage sur les réseaux sociaux, entre C'est un scandale ! et Tout ça pour ça. Cela ne durera que quelques heures. Dans le même temps, au jt on montre la bobine du vainqueur et son livre en pack-shot, on résume le dossier de presse et roule ma poule, les fruits tombent du marronnier et le message est clair – le voilà, le livre que vous allez offrir à Noël.
 

Acte IV, Scène 6 : bilan

Sur la scène centrale, une atmosphère de lendemain de fête. Les serveurs rangent la table du banquet, des balayeurs ramassent par terre et par dizaines les romans oubliés de la Rentrée et dont on ne parlera plus jamais.

Voilà, c'est fini. Les caméras sont rangées, le Goncourt est orné de sa sémillante jaquette rouge. Le temps de remettre quelques derniers prix de consolation (ah, le Prix Décembre et ses 30 000 euros) et on remballe. Pour refermer proprement la page de la Rentrée, les journaux publient un dernier article – Le bilan de la Rentrée : les vainqueurs, les grands perdants, les belles surprises, on interviewe un libraire en encadré.
Parfois, in extremis, la critique vole au secours de la victoire : elle a fini par lire ce fameux roman que les lecteurs ont lu sans elle (entre ici, Gavalda ! Entre ici, petit hérisson!). Eloge tardif mais appuyé : c'est ce livre-là qu'on retrouvera, à côté du Goncourt et de sa sémillante jaquette rouge, au pied des sapins de Noël. L'autre gagnant de la Rentrée.

 ... Maintenant la musique s'estompe peu à peu, une douce torpeur gagne la scène. Le temps est gris, l'estrade s'est vidée, les éditeurs ont regagné leurs bureaux. Devant la librairie, les coursiers portent de lourds cartons : quelques milliers d'invendus qu'on envoie au pilon pour faire de la place aux livres-de-Noël. Un auteur pleure dans un coin ses espoirs noyés. Pour les chroniqueurs littéraires, il est temps de partir en vacances ou de lire à tête reposée les romans qu'on avait vraiment envie de lire. On ne traînera pas trop : les romans de la rentrée-de-janvier font la queue devant les imprimeries.

Rideau.