Raphaële George, Double intérieurpar Isabelle Lévesque

Publié le 12 septembre 2014 par Angèle Paoli
Raphaële George, Double intérieur,
précédé de L’Absence réelle,
de Raphaële George & Jean-Louis Giovannoni
Éditions Lettres Vives, collection Terre de poésie, 2014.


Lecture d’Isabelle Lévesque

« D’où vient cette musique où ne vibrent que déchirure, écartèlement ? »

Où vit le double.
À l’intérieur de soi, une autre instance, nécessaire et fragile, nous habite. Fragile, elle peut rompre. Le pas. La vie.

Comment savoir que l’on existe sans le regard de l’autre ? Et quand cet autre s’éloigne, le lien se fait sentir : la peur qu’il se défasse surtout, que l’autre disparaisse. Pour conjurer cette disparition, cette absence dans laquelle on pourrait s’effacer, créer cet autre en soi, si différent et si proche, dont le regard accompagne et rassure, devient une nécessité. L’une écrit, l’autre peint. Plus jamais de monologue. La mort s’éloigne. On l’espère.

Alors donner corps à ce double intérieur. Loin des figures, des gestes et des recours artificiels. Il faut le sortir de l’anonymat : en un être vivent Ghislaine Amon et Raphaële George (ce nom qu’elle choisit en mars 1984). Aucune ne joue au démiurge, il s’agit par le nom de reconnaître (de légitimer ?) celui/celle qui est. En soi. Nous regarde, nous soumet. Ce deux forme unité car l’intériorité vit de ces deux êtres. Le choix de Raphaële, Jean-Louis Giovannoni le précise, est signifiant : « en hébreu : Dieu guérit (de refa, guérir et El, Dieu) ». Indispensable préface qui nous éclaire sur la nécessité de ce nouveau nom. Pas un « thème littéraire », pas une figure de style : « quelque chose nous écoute à l’intérieur », c’est un « lieu », une « écoute interne » qui ne se dissocie pas de l’être. Rien n’est séparé : fusion. Tenter de faire exister les présences, celles qui se sont absentées, en soi : leur accorder un lieu, une existence. Forme de défense, ce « double intérieur » garantit la permanence de l’être, « poche où loger, se maintenir ». Forme maternelle, on y pense comme Raphaële George elle-même le note en des pages publiées par la revue Diérèse (Numéro 63 – automne 2014) : l’une porte l’autre (laquelle ? à tour de rôle ?). Deux identités coexistent portées par la voix de l’auteur. Raphaële George écrit à Ghislaine Amon (62, rue de Montreuil 75011 Paris), comme nous l’apprend Jean-Louis Giovannoni, dont la préface ouvre une porte sur le sens de ce double pour la poète. Même adresse, même corps, deux noms sans que l’un remplace l’autre, chacun est vivant en ce double.

Or, dans Double intérieur, « Ghislaine Amon / Raphaële George occupe la place d’un mort ou plus exactement, écrit sous couverture de Joë Bousquet, elle devient son double intérieur ». Enchâssement, le double lui-même habité par un autre.

La première partie (écrite en une semaine, indique Jean-Louis Giovannoni), L’Absence réelle1, propose un échange de lettres signées. Celui-ci fut écrit à la place d’un article envisagé, signé de Raphaële George et de Jean-Louis Giovannoni, portant sur les textes de Joë Bousquet. Le prenant trop à cœur, le projet suscita des symptômes chez Jean-Louis Giovannoni (la paralysie par un mimétisme terrible), passagers, certes, mais il fallut « briser cet espace de l’immobilité  ».

Cette correspondance est précédée de quatre portraits de Joë Bousquet peints par Ghislaine Amon, les deux premiers sur des calques. On devine des traits, un visage, ils viennent peu à peu pour se révéler (au sens photographique) dans les deux derniers sur papier. Amorce du processus de naissance – le double vient à la vie, enchâssé, il existe, sa forme surgit de l’intérieur et le corps est donné par le nom, la lettre qui agit pour matérialiser l’être en soi.

Édifiant concert de voix, de postface en préface, de Ghislaine Amon/Raphaële George et Jean-Louis Giovannoni en passant par Joë Bousquet, autant de destinataires et d’instances sur un terrain mouvant où chacun revêt un costume à sa taille, où l’autre se glisse et se trouve. Le lecteur suit/se perd, les pistes mènent à des identités déployées, nécessaires, où chacune éprouve dans son corps sa voix, la nécessité de l’autre.

La filiation, la reconnaissance en un écrivain, aîné comme Joë Bousquet, le rend « plus vivant qu’un vivant ». C’est Joë Bousquet parlant par la bouche de Ghislaine Amon /Raphaële George, devenu « aura », « défi » lancé pour conjurer le silence ou l’absence, parole rendue par voix interposées. Multiple en un, sans réduction. Telle est l’affirmation de la première lettre qu’une seconde suit sans attendre de réponse, dans le désordre vivant de l’impulsion et de la nécessité. Elle affirme la « splendeur » du défi, invite le destinataire, Jean-Louis Giovannoni, à rompre le silence de l’admiration et de l’hommage pour rejoindre la folie, « acceptant la mort qui [l’]’habite », elle noue renaître au destin de l’absence. Dialectique du visage et de son effacement, cette correspondance ne la résout pas, elle la reconnaît posant des jalons sur sa nécessaire reconnaissance comme « la page blanche et l’apparition de [ses] mots ». Car Jean-Louis Giovannoni pose le lieu impossible (« territoire ») comme une constante : dans les livres, dans les photographies, dans le corps, nul ne tient. Pourtant le lieu traversé peut livrer, délivrance animale organique, la présence. Où sommes-nous (nous n’y sommes plus) ? Traversant/traversé, « inatteignable mouvement ».

Sur les pourtours, une présence, l’absence réelle, frôlée, perdue/gagnée, cette altération, cheminement perceptible et fragile, « surface donnée » et soustraite. « [C]orps d’immobilité » lorsque Jean-Louis Giovannoni en proie au même mal que Joë Bousquet reste momentanément au lit, cloué en cette « absence réelle », or cette immobilité va de pair avec une fuite de la mémoire ; l’auteur « oublie » ce qu’il lit de Joë Bousquet, au fur et à mesure. Il s’éloigne et le poème s’ouvre, « disponibilité à être au bord du silence », « corps d’apparition », fantôme plus réel que le corps. Alors s’opère la délivrance, écriture du poème retenu qui s’absente. La douleur délivre, comme en miroir, la réponse « à la parole de celui qui a parlé le premier ».

La seconde partie, Double intérieur2, regroupe des textes écrits entre 1977 et 1984.

Le taxi, premier texte, montre un corps de mère « mutilé », « couvert de bandelettes », pareil à celui des momies :

« ses yeux me regardaient dessous ».

Les paupières semblent garder le corps scellé pour conserver « le son de nos voix ». Ce corps sans vie reste lieu de traversée livrant la narratrice à des visions : le corps se lève. Cercueil où gît la mère sans sa canne, membre essentiel pourtant, « sa force », le corps se redresse, « son regard sous les paupières », étonnantes, pour un reproche vivant. Conte fantastique ou réalité : mêmes images et voix de culpabilité.

Le double se déplace, il est projeté sur une vitre réfléchissant à son tour une « autre face » qui nous permet « de nous voir de loin ». Les sections suivantes ont pour titres : Suaires, puis Drap, toiles d’un sommeil temporaire ou définitif. La mort laisse passer les voix sous les suaires. Couverture impossible, rien ne ferme, ni paupières, ni drap.

Draps dans lesquels nous naissons, dormons, rêvons, aimons, mourons… Le drap peut devenir toile pour le peintre, support de sa création, prolongement de lui-même. Sur cette toile, c’est lui-même qui s’étend.

« Pour la première fois, je me suis couchée au sol, le corps plaqué au plus fort de mes limites afin de tenter de disparaître entièrement, ne voulant pas céder au relief […]. […] les choses qui ont trop de relief ne disent plus rien. Elles perdent progressivement leur attrait. »

Et finalement le drap devient suaire, ou bandelettes pour momie, comme celles qui entourent la mère morte, et toutes ces momies qui apparaissent dans le livre.

Vit-on encore quand on vit parmi les morts, les fantômes ?
Nous sommes un espace ouvert à nos fantômes comme à nous-même.

Autant de multiples différés, réfléchis, les perceptions visuelles et sonores brouillées, réceptacles ou interstices, « interlignes » d’un livre polyphonique. Recherche de surface (carbone) où lire à l’envers un reflet, « miroir », aucune image simple pour trouver une « face possible ». L’écriture de même n’est pas faiseuse :

« Au contraire, ses déformations infinies faisaient que nous ne pouvions nous penser, autres, qu’abandonnés. Je m’étais perdue. »

Sous la plume, le trait du signe dérobé peine à se fixer :

« Bien sûr mon écriture n’est pas de moi, ni la forme et ce qui se raconte sans moi, simplement remonte. Je ne suis qu’un écho lointain pour de vieilles images englouties. »

Perpétuelle mouvance « dans la vague d’argent » du carbone. Je ne puis écarter ces portraits de Gilbert Pastor que Jean-Louis Giovannoni « envisage ». Comme si tout re-commencement faisait destin. Processus vivant perpétuel en nous d’un visage (une voix, nôtre/autre) à naître. Loi organique et psychique confondues :

« Je faisais des signes, je les voyais voguer loin, ils rebondissaient probablement dans une oreille qui m’avait été choisie et que ponctuellement je remplissais par mes voix. Mais au moment de rencontrer l’autre, déjà elles avaient disparu. »

La dernière section donne à lire des Pages du journal et Feuilles éparses ; plusieurs textes sont datés, liés aux pages précédentes par la nuit et la mort, l’« abandon » où les voix du double pigmentent la page (écrivent). Rêve de conservation, rêve de carbone devenu « immenses cellophanes […] sur une couche de terre aussi imperméable que l’or, prête à la conservation ». Étais, ces matériaux, plus sûrs que des impressions photographiques car nous lisons en eux les voix qui les traversent tout en étant gardées. La terre, première, redevenue « premier miroir » où se retrouver tel un masque écartant la « sinistre certitude de l’éphémère ».

Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes


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1 Texte précédemment publié par Les Cahiers du double, en 1980, sous le titre Correspondance posthume imaginaire de Joë Bousquet à un jeune écrivain, puis par les éditions Unes, en 1986, avec le titre choisi par Jean-Louis Giovannoni : L’Absence réelle.
2 Titre choisi par Jean-Louis Giovannoni.





RAPHAËLE GEORGE


■ Raphaële George
sur Terres de femmes

→ Feu noir sur feu blanc, ou comment lire Raphaële George ? (chronique de Gisèle Berkman)
→ Ghislaine Amon (Raphaële George) | [Ne parle pas, ne dis rien] (extrait du Petit Vélo beige)
→ [Amour]
→ Suaires (extrait de Double intérieur)
→ 2 avril 1951 | Naissance de Raphaële George (+ extrait de Double intérieur)
→ 7 juin 1982 | Raphaële George, Journal
→ 3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
→ 30 avril 1985 | Mort de Raphaële George

■ Autres notes de lecture (15) d’Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes

→ Edith Azam, Décembre m’a ciguë
→ Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
→ Fabrice Caravaca, La Falaise
→ Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
→ Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
→ Armand Dupuy, Mieux taire
→ Bruno Fern, reverbs   phrases simples
→ Aurélie Foglia, Gens de peine
→ Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
→ Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
→ Dominique Maurizi, Fly
→ Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
→ Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
→ Hervé Planquois, Ô futur
→ Pauline Von Aesch, Nu compris



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