En créant ce rocher j’ai voulu prouver ce que peut la volonté.
Ferdinand Cheval.
Pour la seconde fois, nous venons de visiter, ma femme et moi, le Palais idéal du Facteur Cheval à Hauterives dans la Drôme. Voilà un an que nous sommes arrivés dans la région et que nous nous sommes installés à un jet de pierre, si j’ose dire, du fabuleux monument d’art naïf, œuvre de toute une vie, œuvre d’un seul homme, simple parmi les simples. Cette seconde visite, en fin de saison, fût pour moi l’occasion de pénétrer au cœur de l’œuvre – le corps de l’artiste – toute pétrie de molasse, de silex et de chaux.
« Baigne-toi dans la Matière, fils de l’Homme,- Plonge-toi en elle là où elle est la plus violente et la plus profonde ! Lutte dans son courant et bois son flot ! C’est elle qui a bercé jadis ton inconscience ; c’est elle qui te portera jusqu’à Dieu [1] ! » Cette exhortation de Teilhard de Chardin, Ferdinand Cheval, facteur de son état, l’avait déjà comprise de manière intuitive. Il a su initier, grâce à un premier signe de la nature sous la forme d’une « pierre d’achoppement » un dialogue intime avec les forces du monde. Poussant inlassablement sa brouette comme Sisyphe son rocher, Ferdinand, sa vie durant, n’a cessé d’amasser son trésor, son palais des mille et une vies, là où d’aucuns, aujourd’hui encore, ne voient qu’un vulgaire agglomérat informe de pierre et de ciment.
La gorge serrée par l’émotion, les yeux humides, l’enfant en moi renoue avec l’innocence que je croyais à jamais envolée. Chacune des maximes, citations, vers et autres aphorismes qui ornent l’édifice comme autant de dentelles de sagesse me serre encore davantage la gorge. L’orthographe ou la calligraphie parfois approximatives sont autant de marques de sincérité et d’humanité. Toutes ces imperfections apparentes brillent de l’éclat de cette authenticité qui fait l’homme et qui fait l’œuvre. Tel n’est pas toujours le cas. D’autant moins aujourd’hui où les rêves de gloire et d’accession rapide à une notoriété lucrative l’emportent de plus en plus sur la maturité et la force d’une œuvre patiemment mûrie.
Un monument d’innocence et de vérité ; un hymne à la vie aussi, sans doute pour conjurer la mort, celle de son premier fils et de sa première épouse : tel m’est apparu ce Palais Idéal. Non pas construit à seule fin d’être vu des foules, mais érigé à la gloire de l’Homme serviteur de la Nature et de la Vie. Un homme idéal en somme. Un homme parfait ; perfectissime perfectum ; parfaitement achevé ; surhomme nietzschéen apte à laisser s’exprimer en lui et par lui les forces brutes et indomptées de la nature. Un homme qui, loin de se soucier du jugement des autres, s’en est libéré, attaché à accomplir sans jamais faillir l’œuvre de sa vie et faire ainsi, inconsciemment, de sa vie son œuvre. Un homme au-delà des hommes ; un homme se surpassant lui-même dans la volonté, dans la puissance de faire, d’exister et de faire exister.
A travers dédales, corridors, niches, escaliers, cryptes, terrasses et promontoires je parcoure chacune des étapes d’un délicieux calvaire de pierre et de songe. Merveilleux palais, œuvre d’un seul homme, petit parmi les petits mais si gigantesque ; hymne architectural à la vie et à la beauté ; toute son humble existence l’homme a travaillé sans le savoir à se sauver. Sa passion, son œuvre fut sa rédemption.
Quel exemple aujourd’hui pour toute une jeunesse éperdue en quête de sens et d’idéal. Quelle fabuleuse vision nous offre aujourd’hui encore cet humble facteur, mélange d’obstination et de renoncement, parcourant inlassablement à pied ses plus de trente kilomètres quotidiens. Posant par la pensée chaque pierre d’un palais idéal sans doute aussi pour ne plus avoir à ressasser les deux terribles deuils qui ont marqués sa vie. Voilà de ces messages dont nous avons tous besoin aujourd’hui et plus que jamais. Voilà de ces nouveaux prophètes, saints ou chamans qui nous montrent encore, à l’extrême limite de leurs forces et tant qu’il nous reste des yeux pour voir, ce que peut le corps, ce que peut le cœur, ce que peut l’homme offert à son destin.
L’esprit ici s’est fait pierre. Pensée matérialisée, fossilisée. L’homme a véritablement donné corps à son rêve. Pas à pas je parcours les dédales d’une pensée, les circonvolutions d’un cerveau et d’un rêve magnifique et inutile tout entier élevé à la déesse beauté. Une beauté qui déborde bien au-delà les limites matérielles de l’œuvre ; la beauté du geste. Le sens de sa vie, il l’a trouvé dans la verticalité, les ombres et les lumières, la patine d’une pierre, la rugosité d’une autre. Sa justification, il l’a trouvée dans la patiente et douloureuse métamorphose d’un homme en son œuvre. Laquelle devenant à son tour l’outil servant à se sculpter soi-même. La pierre ici fut véritablement philosophale. Alchimie du geste.
Car au final, c’est bien lui-même que Ferdinand Cheval a construit, pas après pas, pierre après pierre, jour après jour et durant trente trois ans sur les chemins de la Drôme. De 1879 à 1912, c’est chacune des parties de son être véritable, de son corps de gloire d’ombre et de lumière qu’il a patiemment assemblé, élevé et consolidé pour les siècles à venir. C’est son reflet dans et par la matière qu’il a définitivement fixé en choisissant une à une, comme l’aurait fait un joaillier, chacune des pierres qui feront son palais.
Tout artiste digne de ce nom est un homme véritable. Le digne héritier d’une Création qu’il contribue à protéger et à prolonger. Il est un homme au-dessus des autres hommes ; au-dessus des masses mugissantes et vagissantes. Un homme des hautes cimes ; là où l’air est raréfié mais tellement plus pur ; avec une lumière si tranchante et blessante pour les regards trop habitués à l’obscurité. Une lumière telle que seul un regard froid comme l’acier peut la soutenir. Raréfiés aussi les hommes, la vulgarité, l’ignominie, toutes les formes de bassesse, de faiblesse, de compromission, d’esclavage et de domination par la force ; celle des faibles. Car cet homme-là domine son espèce par la seule puissance de son bonheur à faire exister en lui, et s’exprimer par lui les forces du monde.
Si la force et la volonté d’un seul a pu changer un rêve en un véritable palais ; que ne pourraient aujourd’hui dix hommes, cent hommes, mille hommes ou un million ? Quelle incroyable leçon pour ces quelques hommes de pouvoir à l’abri dans leurs palais de pacotille, incapables, impuissants à apporter une once d’espoir à leurs compatriotes. Quand un seul, avec sa volonté, sa brouette, des cailloux et de la glaise a fait sortir de terre un palais vu en rêve. Comme quoi, la volonté de puissance de cent hommes n’est rien face à la puissance de la volonté d’un seul.
Sébastien Junca.
Pierre Teilhard de Chardin, Le cœur de la matière, Les classiques des sciences sociales, UQAC, [1976] 2012, p. 81.