Magazine Journal intime

Appareillage

Publié le 24 septembre 2014 par Eric Mccomber
Mon amoureuse était en train de me jeter comme un malpropre de la manière la plus ignoble qui soit, c'est-à-dire dans Skype. Une de ces sessions où le visage et la voix de l'autre se déforment toutes les deux minutes de manière monstrueuse en raison des soucis techniques. Lorsque j'ai compris que mon horizon basculait, que les murs s'effondraient, que les cieux me tombaient sur la tête, j'ai eu franchement peur. J'étais pris de court. J'ai eu peur en sentant la vélocité de ma chute. J'ai regardé entre mes chaussures et je ne pouvais pas voir le trottoir. « Jusqu'ici tout va bien » me suis-je murmuré. Là, j'ai étiré le bras pour me saisir de mon téléphone. J'avais été invité par RCA NY à soumettre des chansons. C'était la seule lumière qui demeurait au loin sur cet océan de mazout dans lequel je faisais naufrage. Tout en écoutant les vaseuses contradictions que je me sentais obligé d'avaler, ponctuées des pustules série B du genre (c'est pas toi c'est moi, tu es beau, tu es génial, tu verras, tu en trouveras une autre…), tout en me faisant gaver, dis-je bien, de ces locutions préfabriquées qui ajoutent l'injure à la calamité et détroussent leurs victimes de leur droit à la vexation, je me suis mis à écrire un sms à un type que j'aimais bien, mon luthier, un mec que je savais droit et fiable, et avec lequel j'avais de sérieux atomes crochus au plan musique.
Essentiellement, ça disait : « Hey amigo, ça te dirait qu'on monte un groupe ? ». La réponse, presque instantanée (ce qui n'est pas dans ses habitudes, croyez-moi), est arrivée. « Oui. » Ce musicien, c'était Christophe Micou. Et voilà, c'était comme si j'avais lancé loin, très loin, une sorte de bicoin arrimé à mon corps. Cet ancrage dans la paroi floue du moyen terme, c'était la parution d'un disque. Nous nous sommes vus quelques jours plus tard au studio avec l'idée saugrenue d'écrire des tas de morceaux. Notre intention était de retourner dans le passé pour suivre certaines pistes fertiles qui, à notre avis, avaient été abandonnées alors qu'elles regorgeaient encore de bons gisements juteux. Sly Stone n'a presque pas eu d'héritiers. Bizarrement, Led Zeppelin non plus. Non, Cool & the Gang pour l'un ou Metallica pour l'autre ne se qualifient pas. D'une part les suivants ont paumé le blues en cours de route, l'élément, l'ersatz qui à mon presque humble mais très péremptoire avis, fait qu'un truc est bon ou pas. Et d'autre part, en cristallisant les clichés, en approfondissant le sentier au lieu de s'égayer dans les bois, l'Industrie a favorisé la mise-à-mort de son tricératops aux œufs d'or. C'est que pour la plupart, les banquiers (encore ces cons) qui ont fait main basse sur le Bizness étaient non seulement sourds, mais également de simples idiots aux boutons de platine. Comment diable ont-ils pu déduire du succès intergalactique de Stairway to Heaven qu'il fallait impérativement des chansons de 3 minutes dont le refrain dit « Feel Your Body » ? Le message du public n'était pas suffisamment clair ? Apparemment.
C'était en novembre, le 29 novembre. Ça faisait 6 mois jour pour jour que j'étais mamoureux. Ça fera dix mois pile-poil dans quelques jours. Ça fera 10 mois que Ship of Fools existe le matin où j'entamerai mon deuxième demi-siècle. Moi et les dates, les dates et moi. Et tout ça pour dire que voilà, le jalon est là, je peux presque y toucher. Et le résultat concret est ce truc, là, cet objet, ce produit. Nous croyons avoir ressuscité un peu de la douce colère joyeuse sexy libre qui régnait en 66… en 72… Cette exultation de créer, de se laisser emporter par le courant des idées, cette atmosphère aussi, de fête, mais de célébration grave, vivante, sans déni d'intelligence, cette sorte de boum holistique, qui unissait pendant un certain temps presque tout ce qui sortait des hauts-parleurs du plus humble des protest-singers aux plus ambitieux des art-rockistes. À vous de nous le dire.
La nef des fous largue véritablement les amarres.

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