Mileta Prodanovic - Ça pourrait bien être votre jour de chance (Un livre collatéral et absolument politiquement incorrect)
C'est l'histoire d'une ville qui s'appellerait Belgrade, dans un pays mal entretenu des Balkans dirigé par un nationaliste mégalomane, et qui soudain se retrouverait noyée sous les bombes américaines.
Le livre se passe en 1999, d'ailleurs, dans la vraie Belgrade sous le feu de vraies bombes américaines - une des premières expériences de frappes chirurgicales (avec plates excuses lorsqu'un hôpital ou une colonne de réfugiés sont touchés parce que la technologie n'est pas pas encore complètement au point). Mais l'Histoire, la vraie, n'est ici qu'en toile de fond. Le roman se passe en huis-clos, avec pour personnages le narrateur, sa femme et leur chienne Milica... qui parle, depuis que par la grâce d'un tirage au sort (jour de chance!) elle a gagné une carte verte pour émigrer aux USA.
Confinés dans leur appartement, les trois protagonistes ne vivent la guerre que par le biais de la télévision qui relaie les propagandes des deux bords. Et s'engage ainsi le débat entre le narrateur (serbe pur jus) et sa chienne (qui se sent déjà un peu américaine et rêve d'écrire un best-seller), ponctués par les "bombardements humanitaires" et la félonie des appareils ménagers made-in-Yougoslavie qui rendent l'âme les uns après les autres (hormis le congélateur Obod, né sur le karst monténégrin et élevé dans la tradition de la poésie épique). Et, parfois, un éclat qui tombe juste là.
Je suis impressionnée par l'énorme travail de renseignement de l'agence qui se trouve derrière cette guerre, a dit ma femme. Comme s'ils connaissaient notre projet d'aménager une salle de bain dans les combles.
Prodanovic a choisi l'absurde pour parler de la guerre moderne dont il a essuyé les plâtres. Il a le cynisme flamboyant d'un assigné à résidence, l'imagination débridée, l'écriture mal rasée et la formule aiguisée, pour mieux démonter les rouages de la propagande contemporaine, qu'elle vienne de l'OTAN avec ses bombes bien élevées, ou du couple Milosevic avec ses boucliers humains et ses poèmes patriotiques.
Je ne chercherai pas à résumer le roman – c'en est un, pourtant, un vrai, qui fait revenir à la mémoire une guerre qu'on avait, d'ici, suivie en live. Sa richesse n'est pas dans le pitch, mais dans la langue, les saillies qui font mouche et la lucidité du regard. Où l'on se prend à imaginer la force d'un tel texte à sa publication en 2000, alors que Belgrade pansait encore ses bâtiments éventrés. Où l'on prendra aussi, à quinze ans de distance, quelques leçons d'un auteur ayant grandi sous le socialisme et qui peut témoigner, l'ironie aux lèvres, que le mensonge fonctionne bien mieux au grand jour, prononcé avec fierté et le regard direct.
Jiveli.
PS - A noter aussi, la postface de la traductrice, sur le contexte du livre et son voyage jusqu'au français. Où l'on découvre par exemple que le texte n'a pas écrit après les bombardements, comme je le pensais, mais (encore plus fort) pendant, comme une parade à la folie. Où l'on entre aussi un peu au cœur du travail de traduction – et pas besoin de parler le Serbe pour s'y passionner.
Il faudrait interdire les préfaces, et généraliser les postfaces pour les livres traduits. Merci Intervalles et bravo Chloé Billon (et inversement).
… et PPS : à propos de traduction, si vous êtes encore là, allez donc jeter un œil à ces battles de traducteurs organisée au festival America. Je n'y étais pas, malheureusement, mais il en reste ça : un texte anglais, deux traducteurs, deux traductions, un pdf à encadrer.
Charles Recoursé, tu roques.
(Bon, je n'arrive pas à coller un lien direct vers les pdf, mais vous êtes grands, il suffira d'un clic)