Je souris en lisant, ce soir, le texte très véhément dans lequel Georges-Arthur Goldschmidt dénonce le kitsch, selon lui essentiellement nazi, de la phrase et de la langue de Martin Heidegger.
Je souriais déjà, l’autre soir, en lisant le chapitre de Jean Brun qui traite de l’«ambiguïté fondamentale» de Heidegger» et tire la plus claire conséquence de la dérive «poétique» du philosophe en direction de «cette mystique païenne à laquelle le conviait le national-socialisme avec son culte voué au Führer, à la race , au Reich, à la «force par la joie», à la guerre virile et à l’Histoire future», avant de préciser ceci qu’il fait bon se rappeler tout de même: «Car Heidegger a payé sa cotisation au parti nazi de 1933 à 1945 et n’a pas eu un seul mot pour réprouver ce qu’il avait pu apprendre des atrocités auxquelles avait conduit cette idéologie»...
Je souriais donc en me rappelant la violence avec laquelle, à la fin d’une soirée chez Dimitri, notre ami nous a houspillés, criant véritablement, pour la seule raison que nous osions, sa femme Geneviève, ma bonne amie et moi, nous étonner de ce qu’un philosophe prétendument grand se comporte aussi bassement que lorsqu’il a laissé radier son maître Husserl avant de poursuivre son petit chemin de notable soumis au Führer.
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À Paris, dans le jardin de l’église SaintGermain-des-Prés, ce 10 juin, soir. - Je sors à l’instant du cinéma Bonaparte où je suis allé voir Notre musique de Jean-Luc Godard, dont la fin m’a beaucoup touché après des parties qui me semblent décidément « du Godard » , avec son ton sentencieux qui me fait grimper au mur. Quand Juan Goytisolo vaticine en se baladant dans les ruines de Sarajevo, quand Mahmoud Darwich psalmodie, filmé de dos, ou quand telle jeune fille lit du Levinas sur le pont de Mostar, j’ai de la peine. Mais le filmage est néanmoins somptueux et certaines séquences sont effleurées, me semble-t-il, par une espèce de grâce.
Juste ce que dit en outre Godard: que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas sans les écouter pour autant. La misère gérée de loin...
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Au square Boucicaut. — Sur un banc, dans la rumeur de la ville et les chants d’oiseaux, je me rappelle toutes mes escales parisiennes, depuis1974, cela fait donc trente ans. Trente ans sans me faire d’amis durables à Paris, sauf François dont je me demande ce qu’il est devenu. Trente ans aussi sans cesser d’évoluer et de me construire, alors que j’en ai vus tant qui restaient en plan.
A l’instant vient de s’asseoir, sur un banc à vingt mètres du mien, un magnifique jeune noir empêtré dans une tenue de footballeur-cycliste-rappeur multicolore, que j’essaie de dessiner mais en vain.
Ensuite, me levant pour quitter les lieux, je remarque l’inscription PELOUSE AU REPOS, puis la sculpture monumentale du fond du square représentant un couple de bourgeoises engoncées, penchées sur un enfant miséreux tandis que la mère, le dos tourné, reste prostrée sur une marche inférieure de l’escalier. La France philanthrope vue par je ne sais quel pompier.
Et cette autre inscription à l’entrée du square: « Le jardin sera fermé en cas de tempête ».
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Dans la rue saint André-des-Arts je retrouve ce type à genoux remarqué hier, jeune encore mais la face recuite, comme vitrifiée, les yeux délavés, à la fois absent et suppliant-insultant, ravagé par l’alcool ou la drogue, genre beatnik, un genou sur Libération comme Bloom dansUlysse qui s’agenouille à l’église sur L’Homme libre. Cela ne s’invente pas.
Dans la rue pas mal de types à chiens tueurs : nouvelle pratique de la cloche.
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Je viens de retrouver la rue de la Félicité, trente ans après mon premier séjour au numéro 14, dont la porte est désormais fermée par un code. A l’entrée de la rue, en face de l’hôtel Glasgow, est apparu un Espace Relax Shiatsu qui a l’air d’être déjà désaffecté. L’ancien café maure a été remplacé par un restau colombien.
A la table voisine du Select-Tocqueville bachotent deux lycéens. Se récitent l’Allemagne tandis que Number Two passe son écrit d’anglais à Lausanne. Le garçon raconte à la fille qu’il a entendu, à la télé, que le grand-père de Bush a fait fortune en Silésie. En passant à leur hauteur, je les remercie de m’avoir appris la chose et leur souhaite « bon bac». Sourires radieux de part et d’autre. La vie, quoi.
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J’écoutais hier les entretiens enregistrés de Georges Haldas. Cela part tout miel, mais dès qu’il y a contradiction cela devient acide et vite salaud. Je n’aime pas ça. Je n’aime plus ce prêchi-prêcha exaltant l’Autre avec majuscule, sur fond d’impatience agressive. Je ne veux plus entendre parler de Fraternité sans gestes qui la manifestent.
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Coïncidence navrante: je relève, dans Le Temps, cette citation de Georges Haldas illustrant sa grossièreté occasionnelle envers les femmes, qui le fait parler de Jeanne Hersch comme d’une « amazone pisseuse ». Que dirait-on d’une prof de philo bon teint qui parlerait d’Haldas comme d’un « crapaud gâteux » ?
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À La Désirade,ce 12 juin, 2h. du matin – J’envoie ce texto à Lionel Baier :« Insomnie au bord du ciel, vertige de solitude sur fond de crétinerie océanique. Tenir ferme. Notre musique devrait déborder les mots. Fleuve en crue. Nageons de nos épaules solides. »
Me répond qu’il est, dans la nuit de Paris, justement en train d’écouter Ursula en pyjama lui raconter son prochain film.
Lui réponds : « Pyjama de pilou, pilou hé: vivent lesenfants ! »
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À la télé cette jeune actrice dit comme ça que les metteurs en scène la «transcendent ».L’expression de plus en plus fréquente: « Moi ça me transcende trop. Tu percutes ? »
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Le bon usage de Joyce ne signifie pas vénération passive. C’est une pratique et une expérience, vécue jusqu’à sa limite dans Finnegan’s Wake. De fait,l’oeuvre dernière de Joyce est une expérience de la limite du langage, et doit se percevoir et se vivre comme telle : telle étant sa limite.
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Dans le train de Genève, ce 17 juin. — Bonne et belle double crise ce matin tôt. Ma bonne amie explose, comme pour exprimer ma révolte à moi. Style cri prima monté de mes tripes à moi mais à ses lèvres ! Ce qui m’a, aussitôt, rempli deforce, alors qu’au réveil je me sentais pantelant. Je me suis donc ressaisi pour la consoler et j’ai trouvé des paroles de soldat pour nous encourager contre l’Ennemi, à savoir la Médiocrité et la Muflerie, la Futilité et la Foutaise, ma putain de rédaction et sa putain de Haute Ecole à la con. Ensuite je lui ai lu quelques phrases de Tchékhov citées par Ivan Bounine et nous en avons bien ri.
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La peinture devenue à 99% décoration d’intérieur.
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Tchékhov me revient, ces jours, comme le bon médecin dont j’ai besoin. Penser à lui m’encourage. Son humanité est une parfaite mesure à mes yeux, et son écriture une pratique accordée à telle mesure. En pensant à Joyce, à la littérature contemporaine et à la foire aux vanités en général, je me dis que ce à quoi je tiens le plus n’est pas le texte totalauquel rêvait Joyce, ni à me faire une place sur les estrades, mais à rester humain et à produire une littérature qui aide les autres à devenir plus humains,comme je suis devenu plus humain, je crois, à la lecture de Tchékhov.
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Celui qui dit que les jeunes sont paumés sans en être sûr / Celle qui affirme que la jeunesse est l’espoir du monde sans trop savoir lequel / Ceux qui disent tout et son contraire de ce monde où tout se vaut et son contraire, etc.
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En ville, au Buffet de la Gare. — Retrouvé ce midi ma chère Marie-Laure, qui me dit que mesPassions partagées sont pour elle « une mine ». Elle a lu le livre entier et le voit traversé par un fil d’or continu. Elle s’étonne de la sévérité que je manifeste parfois à mon propre endroit. Je luien fais valoir la raison: mon souci constant de la réparation. Francis Ponge disait à peu près que le poète prend le monde dans son atelier, pour le réparer.Elle me comprend car elle, ses amants et sa mère n’ont cessé de parer et réparer à leur façon.
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Il est clair que c’est en Italie que vous avez écrit les meilleures choses sur l’Islande et dans ses carnets de Cape Code qu’elle a le mieux parlé de la foule japonaise - seul le Christ écrivait sur le sable hic et nunc : eux c’est toujours ailleurs et d’ailleurs qu’ils auront griffonné leurs poèmes :Walt Whitman claquemuré dans sa chambre et Shakespeare au pub, et chacun de vous est un autre, il y a plein ce matin de Verlaine dans la rue d’Utrillo, mais ce n’est que trois ans plus tard que je le noterai dans une salle d’attente d’aérogare, je ne sais encore où, alors que je note à l’instant ces pensées de l’aube devant une image de crépuscule…
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Un père de famille, dans son chalet de LaLenk, abat son épouse et ses deux petites filles avant de retourner son arme contre lui. L’événement, inattendu dans ce bled touristique sans histoires, a traumatisé l’entourage du couple, bien connu et apprécié. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied.
En remplacement pour deux heures dans un établissement secondaire de nos régions, un jeune homme de vingt-cinq ans a semé le trouble dans une classe de jeunes filles en parlant sexe et enregrettant de ne pouvoir montrer le sien à ces demoiselles. Diverses mères en ont été bouleversées. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied.
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Le Matin de ce matin consacre une page à une vieille dame, à Genève, qui a coupé les ailes d’un petit martinet qu’elle a recueilli, pour l’empêcher de la quitter. Touchant. Mais la femme de ménage a cafté. Les institutions animalières s’indignent.
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Fahrenheit 9/11de Michael Moore fait ressortir l’imbécillité de George W. Bush de façon saisissante. Terrible de penser que ce type est le maître du monde occidental.Terrible et significatif en cela qu’il incarne, avec une sorte d’arrogance inepte de fils à papa, le règne du Dieu Dollar et rien que cela.
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Au lieu de jeter les mots usés tu les réparerais comme d’anciens objets qui te sembleraient pouvoir servir encore, tu te dirais en pensant aux enfants qu’il est encore des lendemains qui chantent, tu te dirais en pensant aux cabossés qu’il est encore des jours meilleurs, tu ramasserais vos jouets brisés et tu te dirais, en te rappelant ce que disaient tes aïeux : que ça peut encore servir, et tu retournerais à ton atelier et le verbe rafistoler te reviendrait, le mot te rappellerait le chant du rétameur italien qu’il yavait à côté de chez vous, et tout un monde te reviendrait avec ce chant – toutun monde à rafistoler…
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Un monde sans femme est une horreur, j’entends: sans ma bonne amie, qui incarne à mes yeux le contraire de l’emmerdeuse, genre chienne de garde ou patte à poussière.
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Il s’agit de ne pas mépriser, sans cesser d’entretenir colère et révolte. La foutaise ambiante m’incline au décri, mais éviter le mépris. Pourtant il s’agit également de ne pas faiblir et de continuer à se battre. En ce qui concerne mes travaux, le recentrage est urgentissime. Je dois cesser de tout prendre sur moi, toujours au détriment de mon travail; mon activité alimentaire doit retrouver sa place seconde.
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Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.
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En lisant Ripley et les ombres de Patricia Highsmith, je repense au paragraphe d’Ulysse que j’ai souligné l’autre jour, à propos de la quintessence du polar: «Ils regardaient. La propriété de l’assassin. Elle défila, sinistre. Volets fermés, sans locataire, jardin envahi. Lot tout entier voué à la mort. Condamné à tort. Assassinat. L’image de l’assassin sur la rétine de l’assassiné. Les gens se pourlèchent de ce genre de chose. La tête d’un homme retrouvée dans un jardin. Les vêtements de la femme se réduisaient à. Comment elle trouva la mort. A subi les derniers outrages. L’arme employée. L’assassin court toujours. Des indices. Un lacet de soulier. Le corps va être exhumé. Pas de crime parfait».
Je relève la phrase: « Les gens se pourlèchent de ce genre de chose ».
Mais plutôt que de « crime parfait», s’agissant de Tom Ripley, je dirais:meurtre utilitaire et presque indifférent, pour ne pas avoir d’ennui.
A un moment donné, dans Ripley et ses ombres, il est question de Tom comme de la « source mystique du mal », et tout est dit je crois. Tom Ripley est une sorte d’homme sans qualités à la sauce américaine: sans conscience et sansdésir, juste animé par une espèce d’instinct d’adaptation et de conservation,avec une touche esthète qui lui fait apprécier les belles et bonnes choses. Devenu tueur par inadvertance, ou peu s’en faut, il a continué de se défendre en supprimant les obstacles matériels ou humains qui l’empêchent de vivre tranquillement.
Je n’avais pas du tout saisi, jusque-là, sa nature complexe, simplement faute d’être allé à la source du personnage, dans Mr. Ripley. C’est là, seulement, qu’on découvre l’origine de ses complexes et de son ressentiment, là qu’on voit que sa vision du monde distante et cynique découle de la carence, dans sa vied’enfant et d’adolescent, de toute espèce d’affection – comme l’a vécu la romancière. Elle-même m'avait d'ailleurs dit que le mobile de la plupart des crimes est l'humiliation.
C’est en somme un nouvel avatar de l’homme du ressentiment que Tom Ripley, qui s’arrange comme il peut avec l’adversité. Il acommencé de tuer à regret. Puis il a continué quand on l’embêtait. Graham Greene parlait, de Patricia Highsmith, comme d’un poète de l’angoisse. J’ajouterai que, comme Graham Greene, mais en agnostique, c’est également une romancière du mal.
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Il a la gueule du vainqueur avant d’avoir livré le moindre combat: d’avance il piétine, d’avance il s’imagine qu’il dévaste et cela le fait saliver, d’avance il se voit campé au premier rang, le front crâne - il se sent vraiment Quelqu’un, le tueur du bureau, ce matin dans la foule de ceux qu'il appelle les zéros...
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Celui qui aime tant l’amitié qu’il vit plutôt seul / Celle qui aime tant l’amour qu’elle en redemande / Ceux qui prônent par écrit une éthique de l’Autre qui les autorise à l’oublier dans les faits, etc.
À suivre…