Mémoire vive (17)

Publié le 27 septembre 2014 par Jlk

Pourquoi ces intellectuels et ces romanciers prônant le néant de toute chose, le malheur d’être né (Schopenhauer) ou le crime d’engendrer (Cioran), la haine tous azimuts (Jelinek), le rejet des enfants (Kundera) ou l’exaltation de l’abjection (Houellebecq) rencontrent-ils tant de succès ?

C’est la question que pose, non sans intention polémique et raccourcis injustes, Professeurs de désespoir de Nancy Huston  qui n’est pas un hymne à l’optimisme béat pour autant Son propos n’est pas, en effet, d’édulcorer le tragique de la condition humaine, mais de lutter, au nom des nuances et de la complexité du réel, contre les généralisations qui tuent et contre l’absolutisme négatif de penseurs et d’écrivains exerçant aujourd’hui une indéniable fascination.

Pour le comprendre, Nancy Huston remonte aux sources du nihilisme européen avant d’approcher treize destinées souvent marquées par une enfance massacrée. Tous les enfants maltraités ne deviennent pas pour autant Hitler (dans le crime de masse) ouThomas Bernhard (dans l’agressivité délirante), et certaines femmes martyres (une Flannery O’Connor) tireront un surcroît de vitalité créatrice de la même infortune qui en brisera d’autres (le suicide de Sarah Kane) ou les rejettera dans le narcissisme destructeur (Christine Angot).

Thomas Bernhard, estimant qu’un Seigneur Dieu ne peut être que masculin, se moquait d’une certaine Déesse Suzy que ses menstrues et ses grossesses empêcheraient décidément d’adorer. Or cette Déesse Suzy, « merveilleusement érotique et maternelle » devient ici l’interlocutrice privilégiée de Nancy Huston, dont la malice  à gros sabots fera se récrier les chantres du nihilisme acclimaté…

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Celui qui appelle ça une escapade / Celle qui appelle ça une échappée / Ceux qui se taisent dans le train de nuit, etc.

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Paris, ce 30 septembre 2004. - Ma rencontre avec Nancy Huston s’est bien passée: nous nous sommes joliment entendus, je crois.Au début de la conversation, elle m’a raconté cette histoire, significative, d’une lectrice pro de Gallimard qui lui disait régulièrement que neuf manuscrits sur dix passaient au panier, alors que la nouvelle consigne qu’elle a reçue, de la part de la Direction est d’être désormais «à l’écoute de la poubelle» !

Après cette plaisante entrée en matière, nous avons parlé des thèmes de son livre, desa trajectoire et de son évolution, en complicité croissante et en riant pas mal.

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Celui qui dit s’intéresser au Phénomène Croyance mais qu'au fond ça énerve / Celle qui renonce au foulard pour prendre le voile /Ceux qui évoquent l’époque de la femme-canon avec une nostalgie forcée, etc.

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En assistant à la fuite en avant dans l’exhibition privée qui caractérise les médias, je me dis que cet étalage est par excellence l’opposé d’une culture de l’aveu. On se déboutonne, on déballe - pour ne rien dire. On ne dit que ce qui conforte la norme ambiante, et jusqu’à celle qui se pose en anti-norme, comme l’illustre la nouvelle confrérie hyper-conformiste des gays. L’aveu est affirmation d’une personne unique, alors que ces gens qui prônent leur différence ne font que niveler tout particularisme : ils n’aimeraient rien tant que leur différence devînt la nouvelle norme établie.

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À La Désirade,ce 7 octobre.- Une lettre que je reçois ce matin, de Nancy Huston, me dit son enthousiasme à la lecture des Passions partagées, son sentiment de proximité existentielle (nous avons eu nos enfants à peu près à la même époque) et littéraire (elle nous sent souvent sur la même longueur d’ondes). A ce propos, elle a dû se sentir aussi consternée que moi, ce midi, en apprenant que le Nobel de littérature venait d’être attribué à la lugubre Elfriede Jelinek dont elle a si bien décortiqué les tenants du nihilisme…

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Le Je est une affirmation du courage existentiel. Je suis, donc je pense.

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En lisant Le temps des loups blancs d’Anne Cuneo, je constate que son récit, apparemment si terre à terre, à l’opposé diamétral de l’écriture d’un Cingria dans ses Impressions d'un passant à Lausanne, aboutit néanmoins, avec l’évocation géniale de Charles-Albert, à l’une des meilleures descriptions de notre ville entre les années 50 et  70. Rien chez elle de littérairement brillant, mais elle tire de ses peines d’enfant et de jeune fille quelque chose de tout aussi important à mes yeux que l’éclat ou les surprises d’un style, et cela finit bel et bien par rejoindre la littérature, avec une sorte de poésie rêche.

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Celui qui voyage autour de sa chambre dont la fenêtre donne sur l’usine d’incinération des déchets urbains / Celle qui se contente de l’Ici-Bas qu’elle habite dans son ample chair de gourmande / Ceux qui trouvent la vie trop étroite et se sont donc inscrits au prochain Transit astral de Frère Jean-Marie,etc.

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Ce qui peut sembler ressortir aux lieux communs, dans les observations de Michel Serres, désigne bel et bien un lieu de rencontre commune, un lieu d’intersection dans le temps, un lieu de jonction de l’amont et de l’aval.

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Trois heures et demie du matin. Réveillé par un drôle de rêve. Adolescents en bande et confusion d’une tournante. Ensuite visions de dissolution. Et cette pensée: que la dissolution est l’Ennemi.L’Ennemi qui rôde et raille. Le Satan qui disperse. Le Diabolo parasite. D’un autre point de vue l’on dira que ce sont les violents qui l’emportent, et pourtant quelque chose se prépare en secret. Branle mondial.

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En ville, en novembre.- Une assez mauvaise journée a été sauvée, ce soir, par une très grande secousse poétique, sous l’effet du verbe prodigieux du Michaux de La marche dans le tunnel, proféré au théâtre par ce fou furieux de Jacques Roman. 

Je ne connaissais pas cette suite de chants, tirés d’Epreuves, exorcismes, et inspirés en partie par la guerre, mais j’ai été saisi, physiquement autant que psychiquement par la force de cette pensée et de cette sensibilisation de toute douleur humaine. Il y a là une extraordinaire incantation, d’unepuissance de vision et d’une profondeur, d’une plasticité, d’une drôlerie parfois d’une virulence contre la bêtise sous toutes ses formes — d’une humanité surtout qui m’a réellement attrapé.

En revenant à la source je découvre ces phrases carabinées, par exemple :« Dès ce moment, la mort, ses fauchées furent grandes ». Ou ceci : « Les idées, comme des boucs, étaient dressées les uns contre les autres. La haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire et l’enfance fut poussée à mordre. Le monde était tout drapeau ».  

Il me semble qu’il n’y a que Céline à avoir trouvé ces raccourcis.

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La Une du Matin d’un jour de la semaine dernière était consacrée à la comparaison de la longueur des zobs des hommes de France et d’Allemagne, d’Europe et d’Amérique. Je me demande tous les jours jusqu’où ce journal infâme va s’abaisser et abaisser ses lecteurs, et tous les jours je constate un progrès inattendu. Conserver précieusement le document en question, pour mémoire de l’abjection.

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Paul aux Romains: tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte.

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Nous restons en vie mais pas pour longtemps.

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Ceux qui pensent religion comme on pense magot ou ce qui n’est pas mieux: assurance tous risques.

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Je ne sais rien de la mort, sinon qu’elle n’existe pas. La mort est: c’est tout ce qu’on en peut dire.

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La médiocrité est reine de la planification. Tout est balisé par l’organigramme. Tout se veut cadré et mesuré. Mais la vie déborde de partout.

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Dans ses Papiers collés, Georges Perros orthographie:l’amythié. C’est vrai qu’il y a de ça, en tout cas j’ai toutes les raisons personnelles de le penser cette année, sans amertume pour autant. Cela étant, plus que de l’écrire, je voudrais décrire ce processus qui de l’amitié mythifiée tire la justification de comportement injustifiables.

Par amitié tricherai-je avec toi? Refuseras-tu de me rendre ce service si je te le demande par amitié? Puis-je ne pas être respecté si j’ai commis telle ou telle saloperie par amitié?

J’ai vu que l’amitié, souvent, n’était qu’une sujétion ou qu’un leurre. Je vois qu’on me ménage, ou qu’on me berce, qu’on me flatte pour se servir de moi, et si je ne sers pas on me juge alors inamical. J’ai fait maintes observations de cette sorte depuis quelques années, et me tiens par conséquent sur mes gardes, tout en souriant désormais de ce genre de sollicitations.

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La foi te construit, l’espérance te fait parier pour l’avenir, la charité te réconcilie avec tous.

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Peu importe que je ressuscite avant ou après la mort. Ce qui compte est que je ressuscite chaque jour pour annuler la mort.

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Ce que Michel Serres appelle, à propos du nationalisme, «libido d’appartenance » qui fait « aussi mâle rage que chez les rats », je l’ai vu à l’oeuvre de tout près et je crois en avoir été guéri pour jamais.

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Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.

Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.

Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion répandue, qui ne dit du chemin que le pantelant des pulsions, de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile.

Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le débutde la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.

La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors seul repose et fructifie.

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À La Désirade, ce 1e janvier 2005. – Nous entrons dans la nouvelle année par temps radieux et la reconnaissance au cœur alors que tant de nos semblables, de par les monde, se trouvent en proie à la détresse, à commencer par les victimes des terribles tsunamis qui viennent de dévaster les côtes de l’Asie du Sud-est.

A La Désirade, la vision de ma bonne amie qui fait les vitres, comme on dit, me semble la plus belle image de la vie qui continue…

À suivre…