Mémoire vive (20)

Publié le 29 septembre 2014 par Jlk

Tout devenant festif, il n’y a donc plus de fête.

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L’obsession craintive de leur différence en a tiré ce bêlement grégaire.

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À La Désirade, ce 10 août 2005. – Les dernières notes datées que j’ai publiées en ligne dans mes Carnets de JLK (1414 visites ce mois) m’ont permis de renouer avec une forme de narration-méditation quotidienne déjà pratiquée de loin en loin, nourrie à la fois d’éléments existentiels immédiats et de lectures ou d’observations de toute sorte, qui correspond à merveille, je crois, à mon absorption de chaque jour et à mon besoin de la mettre en forme kaléidoscopique. Cette cristallisation, par l’écriture ou la peinture, est réellement la base de mon rapport actuel avec le réel.

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Il n’y a pas une poésie du passé qui s’opposerait à celle du présent: il n’y a qu’un saisissement, d’angoisse ou d’émerveillement, de l’être qui se reconnaît au monde et l’exprime par le cri ou le chant, qui me fait le contemporain instantané du poète T’ang lorsque je lis: « Où donc s’enfuit la lumière du jour ? Et d’où viennent les ténèbres ? »

Je vois ces idéogrammes sans les comprendre, mais c’est alors qu’il m’apparaît que les mots parlent en deça et au-delà des mots, comme le corps se fait âme lorsqu’il danse, et quand je dis le corps “en chinois” je pressens qu’il est corps du pain et du vin et que son âme le déborde et le prolonge tant dans les sept sens que dans les songes de la mélancolie.

Tout à l’heure, et c’était en l’an 700, là-bas à la corne du bois je fermais les yeux dans le parfum du soir et je traduisais en murmure ces traits ailés de pinceau depuis des siècles redevenu poussière: « Des jeunes filles se sont approchées de la rivière; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars; on ne les voit pas, mais on les entend rire; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements ».

Et mille deux cents ans plus tard, rentré dans ma trappe, j’avais les yeux ouverts sur le journal et je me rappelais les mots de Tou Fou: « A la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’Empereur n’est pas satisfaite! »

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«On peut croire à l’immortalité en regardant les films de Bergman», dit Jeanne Moreau, et c’est cela qu’on se dit du début la fin de Saraband en scrutant le visage de cette femme et les visages de tous les autres, jusqu’à l’ultime moment où, parlant de sa fille perdue dans sa selva oscura mentale, qu’elle vient d’aller visiter, elle dit que c’est la première fois qu’elle a eu l’impression de toucher réellement son enfant.

La première fois que j’ai touché notre enfant, elle était née depuis une vingtaine de minutes et c’est alors que j’ai compris que nous allions mourir, tout en comprenant autre chose. Or, c’est de cet autre chose qu’il est question dans Saraband, qu’on approche par la parole multiple des visages et du silence, de la musique et des regards, de ce qui est dit qui contredit les regards et les gestes, de ce qui peut être dit et de ce qui affleure à tout moment du corps de l’âme.

Il n’y a pas d’un côté le corps et de l’autre l’âme, il n’y a que l’âme qui est un corps, et là-dedans il y a nous qui nous débattons comme des fous. Moreau dit encore que Saraband est un film à la fois sage et fou, tendre et cruel, elle dit à peu près que c’est un film qui «va partout» et c’est exactement cela: Bergman va partout, dans nos clairières et nos rues basses, il ne dit pas d’où tout cela vient ni où cela va, mais tout est contenu dans les traits d’un visage, ou dans le geste d’une main, des lèvres qui se baisent indécemment parce que ce sont les lèvres d’un père et de sa fille, mais cette indécence est la vie même dans laquelle le père traîne l’affreuse haine de son affreux père, lequel est à la fois un enfant aussi perdu que son fils, puis il y a là au milieu des couleurs estompées de la vie l’ovale d’un visage de morte qui est d’une espèce d’ange, la seule qu’on magnifie en tout cas et qui est plus vivante dans les cœurs que les vivants eux-mêmes, mais cette vivante n’est plus qu’une image.

Ils disent qu’ils pleurent mais on ne voit pas leurs larmes. Dans la petite église où il vient jouer du Bach, le fils demande à l’ancienne femme de son père qui l’a écouté et en reste émue, si elle est venue là pour le pognon du vieux et s’ils baisent? A tout moment ainsi cohabitent, dans Saraband, la douceur et la cruauté, la possibilité d’Hitler et celle du Christ, mais tout est lié, tout est incarné et sublimé, tout est vivant.

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Ce qui est exprimé gagne en consistance.

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Dominique de Roux me disait un jour qu’une femme,  et particulièrement celle qui a  donné la vie, ne pouvait être dupe de certain langage abstrait des faiseurs de systèmes. De la même façon, Vladimir Volkoff me confia sa conviction qu’un bon roman était celui-là seul dont les femmes existent, avec leur mélange de vie végétative et de lucidité terrienne. Ce qui me fait sourire, à y penser rétrospectivement, de la part d’un romancier machiste dont aucun personnage féminin n’a de réelle consistance. Or j’ai appris, pour ma part,  quelques vérités du même ordre durant les vingt ans et quelques que j’ai passées auprès de ma bonne amie…

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Un soir à la radio, le comédien Jacques Weber disait que Shakespeare était à ses yeux le poète absolu de la porosité, incarnant l’aptitude à tout absorber et tout transmuter. Tout cela va contre tous les savoirs claquemurés, tous les pouvoirs jaloux, tous les fanatismes aussi, tous les spécialismes enfin. Ce n’est pas l’ouverture à n’importe quoi ni l’omnitolérance, mais c’est la connaissance à fleur de peau et donc à fleur d’âme.

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A La Désirade, ce 31 octobre, soir. – C’est une bien bonne nouvelle que je reçois ce soir par la voix de René Langel, mon premier rédacteur en chef à la Tribune de Lausanne, qui m’apprend que le prix Paul Budry m’a été attribué pour Les passions partagées, à l’unanimité du jury. Je l’espérais mais je n’y croyais pas trop, sachant combien mon personnage est mal vu de certains. Or, contre toute attente, même le professeur Roger Francillon, ponte majeur de la faculté des Lettres, a voté pour moi. Cela me fait un plaisir tout particulier, comme je l’ai dit à René, dans la mesure où ce livre m’a valu d’incroyables avanies au sein de la rédaction de 24 Heures et, de la part de certains proches et prétendus amis, des mesquineries dont le souvenir me cuit encore.

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À La Désirade, ce 12 novembre. - C’est le soir, ce matin je lisais ce qu’écrit Max Dorra sur l’heureuse rencontre que constitue le Dieu de Spinoza, j’y ai pensé toute la journée, j’y ai pensé en nageant 500 mètres en brasse coulée, j’y ai pensé en faisant l’acquisition d’un Bouddha de l’époque Song entièrement rongé par les termites à l’exception de l’impassible visage au sourire doux qui a traversé sept siècles avant de rayonner ce soir dans notre maison au bord du ciel, et j’y pense encore à l’instant en lisant le Manuel de contemplation en montagne d’Yves Leclair ou je copie à l’instant: «Tout le monde dort dans la paume d’un Dieu qui rêve», et je lis en moi: «Tout le monde rêve dans la paume d’un Dieu qui dort», et Dhôtel cité par Leclair: «L’univers vagabonde comme un enfant à travers ses abîmes. Mais il n’y a rien, absolument rien que le temps de Dieu, que chacun mesure à sa façon.»

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Il n’est pas de ville que j’aime autant retrouver que Paris, surtout les maisons blanches et les escaliers de bois ciré en colimaçon, les grands appartements mystérieux, les toits sur lesquels on marche à moitié givré, la Seine noire et les reflets des trottoirs de l’aube, tels exactement que les évoque, avec la beauté de la jeunesse, Les amants réguliers de Philippe Garrel. Ce sont surtout des histoires d’amour et c’est le portrait d’un pur. C’est un poème en images dont tous les personnages ont raison. On frise juste un peu l’emphase rhétorique à l’évocation des barricades, mais ce romantisme n’empêche pas la grande noblesse du propos; car c’est un film aussi sur le divertissement en conflit avec l’absolu.

En marchant le long de la rue Saint André-des-Arts, je me suis rappelé les péripéties que nous avons vécues en ces lieux en mai 68, avec quelques camarades de la jeunesse progressiste, et ma conviction intérieure que ce que je vivais n’avait rien à voir avec ce qu’on appelait alors la Révolution, que j’étais ailleurs, que toute la rhétorique qui se déchaînait autour de moi tournait à vide comme en convenait mon cher Reynald lui aussi présent, tandis que je retrouve dans ce film tous mes sentiments épars du moment et des temps qui ont suivi, que Philippe Garrel qualifie, avec délicatesse, d’inamertume…

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À La Désirade, ce 24 décembre. -  C’est Noël et je me réjouis, ce soir et demain, de me retrouver en famille, comme dans nos enfances heureuses et chrétiennes, autour du sapin, lorsque nous tremblions un peu de réciter devant le sapin: «La bougie à l’œil pointu a dit/C’est la fête à Jésus/ Sois gentil.»

Depuis hier soir, dans notre datcha sous la neige, cela sent de nouveau bon Noël, cela sent la grand-mère à la pommade camphrée et ce soir nos filles et leur oncle ex-taulard nous prépareront un frichti avant les cadeaux. Il n’y aura pas de poésie devant l’arbre puisque les enfants restent à venir mais le sapin est là et les santons de terre cuite et tout le bazar de Noël qu’aucun de nous n’aurait l’idée de démystifier, comme on dit à la télé.

                             

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Inlassablement je regarde les visages, et partout le drame, inscrit en rides et en traits durcis ou épurés au contraire; et les humbles, muettes figures de l’autobus ou de la salle d’attente; et la comédie des peaux liftées, tendues comme sur autant de masques d’un éreintant carnaval; et la ménagerie, le casoar ou le sanglier; et le cabinet de curiosités des natures subies ou sublimées, la babine sexuelle ou l’icône de vieux bois. Or curieusement, plus je les regarde et plus je me surprends à les accueillir tous. En regardant de tout près le visage de quelqu’un qu’on aime, on se sent parfois défaillir de tendresse. Ce seul visage n’a pas au monde son pareil, se dit-on, et tous les visages y délèguent cependant un reflet. Un instant, on se figure qu’on perdrait tout en le perdant, puis à le regarder vraiment on s’aperçoit que sa lumière n’est pas que de lui: que sa présence n’est qu’allusion à l’on ne sait quoi d’éternel.

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À La Désirade, ce 31 décembre. – Chaque fin d’année est comme une fin de vie, on meurt, on coule, on va toucher le fond, on se dit que c’est affreux, quelle horreur ces cadeaux, quelle horreur ces fêtes, quelle horreur ces gens qui vont se réjouir, on se plaint en se goinfrant de douceurs, on se lamente en se tassant la cloche, on est plus malheureux que les malheureux qui battent la semelle dans la rue glaciale, après quoi sonne Minuit et c’est le lendemain qui chante, rien ne sera plus comme avant, on prend des tas de résolutions -  on se sent déjà meilleur rien que d’y penser…

À suivre…