Christian Garcin, Selon Vincent par Angèle Paoli

Publié le 01 octobre 2014 par Angèle Paoli
Christian Garcin, Selon Vincent,
Éditions Stock, 2014.


Lecture d’Angèle Paoli

« CECI EST PEUT-ÊTRE UNE FICTION »

Selon Christian Garcin, on chiffre à quatre mille par an le nombre de disparitions volontaires en France. C’est ce qu’apprend Rosario à son ami Paul Who (« Polki »), avant que tous deux ne s’envolent pour le Chili. Il s’agit pour Rosario de tenter de se mettre sur la piste de son oncle Vincent, disparu volontaire, et de retrouver le lieu inconnu où il a vécu, en solitaire, au cours des vingt dernières années de sa vie. Abandonnant soudain femme enfants maîtresses et son métier de professeur d’histoire, l’oncle Vincent a en effet disparu sans laisser de trace. Jusqu’au jour où Rosario, son neveu préféré, reçoit un mystérieux tapuscrit, accompagné d’une lettre manuscrite. Rosario entraîne alors Polki dans une aventure étrange qui conduit le lecteur de Selon Vincent à travers les dédales d’un récit aux enchâssements multiples, jusqu’aux terres des confins de la Patagonie. « Punta Arenas, Puerto Williams, Puerto Eugenia, Laguna Roja.

L’envers du monde
 ».
Selon Vincent.

Le titre du dernier roman de Christian Garcin, Selon Vincent, n’ouvre aucun chemin explicite de lecture. Pas même celui d’une disparition. Tout au plus suggère-t-il que le personnage de Vincent donnera son point de vue sur un certain nombre d’événements survenus au cours de sa vie. Et que d’autres, sans doute, prendront le relais en cours de route et donneront le leur. Paul et Rosario, notamment. La table des matières n’est pas davantage éclairante. Elle offre un parcours déroutant en trois parties, dominé par le duo régulier de Paul et de Rosario. Dans chacune des parties, l’alternance itérative Paul/Rosario | Rosario/Paul est interrompue par un titre qui annonce un récit autre, lequel vient s’emboiter dans les témoignages, analyses et dialogues des deux amis. Le Non-humain (Histoire de Vincent), dans la première partie du roman ; Journal d’Augustin Hyades (extraits/ septembre 1882-janvier 1883) et Histoire de Wilfried La Brea, dans la seconde partie. Le carnet rouge et La confession de Vincent, dans la troisième. L’ensemble est relié au Prologue, récit d’ouverture qui fait entendre une voix qui s’avère être celle de Vincent.

Ainsi, tout en demeurant le même, le point de vue de Vincent adopte-t-il différentes formes dans le roman : depuis le Prologue, texte en italiques daté du 15 novembre, jusqu’à La confession de Vincent, dans la troisième partie. En passant par le récit initial du Non-humain et par Le Carnet rouge, ensemble de notations non datées, prises sur le vif, et de réflexions qui mêlent intensément présent et passé :

« Lent silence des baleines.
Larmes aux yeux hier en voyant émerger soudain face à moi une immense nageoire caudale suivie d’une autre, petite et comme neuve. Les deux regagnent ensuite leur monde bleu et froid. » (p. 240)

Ou encore :

« Six mois entre ces lignes et la précédente.
J’écris depuis une dizaine de jours. Je raconte. J’invente. Je n’invente rien. Il m’aura fallu presque soixante ans, un renard immobile devant moi, une barque derrière, qui s’enfonçait dans l’eau verte, et d’étranges remous sous cette eau pour que le passé soudain fonde sur moi. » (p. 243)

Quels rapports ces différents récits ont-ils entre eux ? Quels « liens de causalité secrète » entretiennent-ils avec l’histoire personnelle de Vincent, avec les événements qui entourent sa disparition, puis sa mort ? Vers quelle part de vérité nous conduisent-ils ? Le tapuscrit que Rosario a entre les mains ainsi que la lettre qui l’accompagne sont-ils le fruit d’un esprit dérangé ? Réalité ou fiction ?

« Ceci n’est pas une fiction. Ou plus exactement, ceci est peut-être une fiction, puisque la réalité ne se vit qu’une fois, et que dès lors qu’on entreprend de la retranscrire par le jeu des souvenirs, on la tord, la déforme, la gauchit, l’enrichit parfois, l’appauvrit souvent : on l’invente. Ceci est donc une fiction, mais c’est la fiction réelle de ce que j’ai vécu voici vingt ans, et que je voulais que tu lises »… lit à haute voix Rosario à Paul. Paul, traducteur de manuscrits de Chen Wanglin, un Chinois que Rosario a rencontré en Mongolie.

C’est ce suspens qui alimente la curiosité de celui/celle qui ose partager l’aventure engagée par Rosario et Paul tout au long de ce récit fascinant. Un suspens admirablement tendu par une « syntaxe générale »* d’une extrême rigueur. Ce n’est que dans le texte final — La confession de Vincent —, une fois dénouée « la grammaire subtile du monde », décryptés les différents emboitements de récits qui ouvrent sur un véritable « jeu de piste », une fois refermés les tiroirs successifs, dont certains renvoient explicitement à d’autres romans de Christian Garcin, qu’est mis au jour le secret de Vincent. Au cœur des glaciers de la Terre de feu, dans les entrelacs de l’architecture complexe du roman.

Disparition ? Comment cela est-il arrivé ? Quand Vincent Lacépède a-t-il pris la décision de disparaître ? Quelles raisons ont poussé cet homme à prendre cette décision irréversible ? Le puzzle se mettra en place en trois temps, répartis sur les trois parties du roman. Et en quelques jours. À peine un peu moins d’un mois si l’on tient compte des deux dates butoirs : 25 janvier/15 février. Avec des ellipses temporelles intermédiaires de deux ou trois jours.

Le thème de la disparition est amorcé dès le premier récit — Le Non-humain (Histoire de Vincent) — sous la forme d’une mise en abyme. Vincent évoque en effet dans son tapuscrit le projet de son « vieil ami Louis », projet mis à exécution quelque temps plus tard :

« —  Je sais chasser, poser des pièges, pêcher. Je sais être invisible s’il le faut. Je ne mourrai pas de faim ni de froid. Et puis, si ça arrive, c’est que cela devait arriver...

— Je vais quitter le monde, Vincent. Je suis venu te dire adieu. »

Et Vincent d’annoncer un peu plus loin, sous la forme atténuée de l’éventualité :

« Bientôt ce serait moi qui partirais. Mais ce jour-là, au moment où je pensais à lui assis face à moi sept ans plus tôt, je ne le savais pas encore. »

En proie à un mal-être insoutenable — une « tension paralysante » qui se réitère à plusieurs reprises —, Vincent éprouve un sentiment de vide qui l’anéantit. La seule passion qu’il lui reste, c’est celle de l’épopée napoléonienne qu’il revit à travers le récit de Louis Folcher, un rescapé de la campagne de Russie. Dix-huit feuillets en tout, retrouvés ensanglantés sur le cadavre du soldat Folcher tué à Waterloo. Les extraits, donnés en italiques dans des encadrés au bas de chaque page, interrompent le récit principal, sur le plan visuel autant que narratif. Mais si le lecteur ne doute nullement de leur importance, il ne peut s’empêcher de s’interroger sur leur rôle dans les enchevêtrements du roman.

Du reste, cette curiosité scripturale n’échappe pas à Paul. Qui, dans les pages qui le concernent, datées au 25 janvier, interroge son ami :

« — Pourquoi avoir inséré cette histoire dans son récit ? » demande-t-il à Rosario.

« — Il dit qu’elle l’a touché. La souffrance, l’errance, l’éloignement de soi… Va savoir. Il est peut-être un peu fêlé, aussi. »

Fêlé ? Peut-être. Mais Paul n’en est pas convaincu. Peut-être est-il la proie de quelque possession, comme le suggère Paul à son ami ?

Assailli par des hallucinations et par des « rêves d’animaux étranges » où s’affrontent serpents et renards, Vincent devient un fantôme parmi les siens. Afin d’échapper à ces visions obsédantes qui le conduisent sur la voie du meurtre — celui de sa maîtresse Mina, « la renarde » —, il décide de consulter son garagiste. Un chaman aux trois-quarts bouriate en qui Lorna, sa première maîtresse, a toute confiance.

Vingt ans plus tard, dans sa « confession » (troisième partie), Vincent écrira :

« Djordjé, donc. Il avait parlé plusieurs fois d’« envers du monde ». Mais aussi de « moi en miroir », et à plusieurs reprises, « de lui en miroir de moi ». Entreprise énigmatique, à laquelle Vincent tente de donner forme.

« J’ai donc pensé que je devais chercher non l’envers de mon monde, mais l’envers du sien. Si nous étions en miroir l’un de l’autre, peut-être devais-je me fier à ce que je savais de lui pour me diriger vers l’envers de son monde à lui, et ainsi me retrouver moi-même, dans le miroir. »

C’est à ce prix que Vincent pourrait peut-être parvenir à résoudre sa « grave crise existentielle » et retrouver son visage « d’avant ».

« L’envers du monde ». Vincent entreprend sa quête en suivant les conseils du chaman : pour un bouriate natif de Sibérie orientale, les antipodes se trouvent être la Patagonie chilienne. Et l’Isla Larga se révèle être « le modèle réduit et en miroir » de l’île d’Olkhon, sur le lac Baïkal.

« Les antipodes, plus la configuration en miroir : j’ai pris cela comme un signe. Cette île serait mon choix », écrit Vincent dans sa « confession ».

Parvenu au terme de son aventure et au seuil de la mort, Vincent a-t-il retrouvé son visage « d’avant » ? Le visage de l’enfant heureux qu’il était avant le drame de la disparition de Mina Volpini, la petite Mina de son enfance ?

Sans doute, puisque dans les dernières lignes de sa « confession », quelques heures avant de disparaître définitivement du sol où il a trouvé refuge — la misérable bicoque d’Isla Larga —, Vincent confie à Rosario ses ultimes pensées consignées dans le tapuscrit. Pensées enfin sereines et enfin pacifiées qui s’éloignent du visage meurtri, longtemps tenu enfoui aux fins fonds de la mémoire. Mémoire que sa retraite au bout du monde lui a permis enfin d’exhumer.

« Rosario, il fait très beau ce soir. Très beau et très froid. Le vent pour une fois est tombé. Rien ne bouge nulle part. Le soleil vient de se coucher. Dans le ciel s’étirent de minces nuages jaunes et pourpres. Je vais sortir, m’asseoir devant ma cabane, et perdre mon regard dans les eaux mauves, presque inquiétantes à force d’être calmes aujourd’hui, du canal de Beagle. Au-dessus, les montagnes d’Harberton sont encore illuminées. La lune est pleine. Je sais bien qu’ailleurs, des bêtes invisibles s’entretuent dans la nuit des forêts. Je sais bien que partout de fragiles créatures meurent dans l’indifférence de tous. Mais je me dis que je verrai peut-être ce soir les eaux soudain agitées de mouvements secrets, puis une forme oblongue crèvera la surface luisante avant de disparaître en silence, et ce sera le dos d’une baleine, suivie de son baleineau. J’en aurai les larmes aux yeux. Ensuite il sera temps. »

De ce « texte à indices », construit sur des systèmes « d’oppositions, de symétries, de liaisons souterraines » et de signes, Christian Garcin fait un roman très prenant, qui inscrit le lecteur passionné dans la continuité de La Piste mongole.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

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* « Au-delà du texte écourté, lacunaire, que chacun gribouille comme il peut, dans son coin, la lueur fugace, énorme, de la syntaxe générale. » Pierre Bergounioux in Selon Vincent, exergue, page 7.





CHRISTIAN GARCIN


■ Christian Garcin
sur Terres de femmes

22 septembre 1882 | Christian Garcin, « Journal d’Augustin Hyades » (extrait de Selon Vincent)
La Piste mongole (lecture d’AP)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site des Éditions Stock) la page de l'éditeur sur Selon Vincent

→ (sur le site des Éditions Verdier) une notice bio-bibliographique sur Christian Garcin




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