Bray sur somme, le 3 octobre 1914
Ma chère et bonne Cécile
J’ai bien reçu, t’ai-je dit hier, ta lettre datée du 18 septembre, je pense qu’à présent tu es en possession des lettres que je t’ai écrites presque chaque jour depuis et avant.
C’est que, ma chérie, si c’est un plaisir pour toi de les recevoir, c’est aussi une heureuse satisfaction que je me procure en m’entretenant avec toi. J’ai bien ici Clément, qui certes est bien gentil pour moi, mais je lui sers plutôt de consolateur. Hier on voulait le mettre dans une compagnie, mais heureusement notre ancien colonel M. de Lobit passé général de brigade, est venu dîner avec nous le soir et on a arrangé l’affaire.
J’avais 12 personnes à table, mon cuisinier s’en est bien tiré. C’est une véritable chance que je sois chargé de la popote, nos officiers chargés de ce service ont généralement l’habitude de faire des dépenses somptuaires. Moi, je fais utiliser d’abord que ce que l’administration nous donne puis je ne laisse procéder aux achats par le cuisinier (ce qui ne lui plait pas toujours) que lorsque cela est nécessaire. J’ai mon fameux médecin (tu sais le légendaire qui envoie ceux qui ont la chiasse se débrouiller avec ceux qui ne l’ont pas) qui n’est pas toujours content, mais comme je lui ai proposé de faire venir sa bonne et lui ai demandé le menu de ce qu’il mangeait chez lui, il me fiche la paix et se contente d’aller marmonner ailleurs.
Je t’envoie, ma chérie, un bon du trésor de deux cents francs. Ne t’en vante pas auprès de Gigo pour le cas où il reviendrait à de meilleurs sentiments. J’ai encore suffisamment d’argent puisque je fournis l’avance à la popote. D’autre part je n’ai aucune occasion de dépenser. On vient de me fournir un bon tricot qui fait double emploi avec mon maillot. J’ai acheté récemment une cravate en flanelle bleue qui me tient bien chaud la nuit. Croirais-tu que par ces nuits si fraîches en pleine campagne, grâce à la paille des meules, ma couverture et ma pèlerine, j’ai toujours eu chaud !!
C’est néanmoins un bien-être parfait lorsque l’on peut s’allonger dans un lit après s’être débarbouillé. D’autant plus que caché dans la couverture, on cesse de percevoir le bruit du canon qui ne cesse nuit et jours.
Les affaires, comme je crois te l’avoir dit, vont lentement, mais sûrement, un général allemand blessé vient de tenir les propos suivants : il a demandé au médecin de lui indiquer combien de temps il lui restait à vivre ; deux heures à peu près lui a dit le médecin français. Le général allemand écrivit quelques mots puis dit au médecin : » puisque vous avez été gentil , je vais vous dire une chose qui vous fera plaisir, nos affaires sont mauvaises »
Et en effet, tout le prouve, sauf l’ardeur des canons qui me paraît être une folie de leur part, nous recevons beaucoup de déserteurs qui déclarent ne marcher qu’au revolver de leurs officiers et surtout crever de faim alors que leurs officiers font la bombe. Malheureusement, ceux qui écopent sont les habitants des pays traversés et sur lesquels on séjourne trop longtemps.
Mais ma bonne Cécile , je t’ennuie peut-être avec tous ces détails ? N’en retiens que cette bonne impression, c’est que malgré les fatigues, les défaillances de certains dont c’est cependant la profession, malgré un état général des troupes causé par les pertes de gradés, je conserve une confiance absolue, une énergie qui m’étonne parfois. Hier devant presque la totalité du régiment, dans une cuvette ou les fractions se rassemblaient, j’ai retiré des mains d’un capitaine un peu trop poltron, qui venait de le recevoir, un télégramme officiel qu’il venait de recevoir et l’ai lu ou plutôt hurlé à trois reprises différentes. Ce télégramme annonçait la défaite de 3 corps allemands dans l’Argonne.
Si tu avais entendu ces cris de joie de ces pauvres fatigués, mariés pour la plupart, puisque l’active a déjà été « rechargée » en réservistes deux fois au 37e. Et c’est là surtout que j’ai constaté combien l’absence de gradés est nuisible aux soldats français.
Je cesse ma chérie, au surplus, je vais profiter du passage du service de la poste pour t’envoyer cette lettre que je vais recommander.
Je t ‘embrasse follement avec frénésie autant que je t’aime, désireux à l’extrême de te revoir, mais continuant néanmoins à assurer ici la mission qui m’est confiée, assuré et encouragé par la certitude que tout se terminera à l’honneur de notre pays.
Au revoir chérie, embrasse Loulou, dis-lui combien Robert est courageux et qu’il déclare « qu’il est de la bonne race » !!
Ton tout à toi
J.Druesne
Le bon du trésor ci-joint, doit être touché par tes soins à la trésorerie générale. Tu me diras quand et comment tu as pu effectuer cette perception. Quand j’aurai le temps, je préparerais mes affaires de retraite.
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3 octobre 1914 (JMO du 37e RI)
A 4h du matin, le régiment reçoit l'ordre de tenir solidement les ponts de Cappy et de Froissy. Il est rattaché à la 77e Brigade (Colonel de Lobit) dont la mission est de couvrir le corps d'Armée sur son flanc droit dans la direction de Cappy et de Bray. Le 1er bataillon n'est arrivé à Bray qu'à 11h du matin.. A 10 h l'ordre est donné au régiment de se tenir prêt à marcher à partir de midi.
Il reçoit ensuite l'ordre de manger la soupe et de se former à la sortie ouest de Bray pour être embarqué en automobile à 20h.
L'embarquement n'eut lieu qu'22h environ et le régiment fut transporté à Mailly Maillet où il débarque le 4 vers 3h.
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"Historique du 37e régiment d'infanterie. France. 1914-1918"
Le front se stabilisant devant Bray, le régiment est embarqué le 3 octobre et dirigé vers Hébuterne où est signalée la Garde prussienne.
Dès son arrivée à Courcelles au bois il reçoit l’ordre de marcher, par Sailly-au-Bois, Gommecourt et le ravin à l’est d’Hébuterne, sur Bucquoy que vient d’atteindre l’ennemi; mais, au moment où le 3e bataillon aborde la crête sud-est de Gommecourt, l’ordre est donné de suspendre l’attaque et d’occuper Gommecourt et Hébuterne.