Dans le métro, à sept heures et quart du matin, les passagers encore ensommeillés de la ligne 13 jettent des regards inquiets sur un monsieur
armé d’un stylo rouge. Il s’en sert pour annoter des copies et répète toutes les vingt secondes, de plus en plus distinctement : « Oh ! non. Oh ! tout de même. Oh ! mais
qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu. Mais bordel, ils ne comprennent donc vraiment rien. Ou bien c’est moi ? Oh ! » L’équilibre mental de l’individu semble clairement
altéré.
Vincent Lalande est mon élève pour la troisième année consécutive (le pauvre). Assis au fond de la classe, il ne bavarde pas, ne dessine pas, n’envoie pas de SMS, ne feuillette pas de manga. Il
est là, se balance parfois sur sa chaise, applique les consignes un peu lentement mais sans rechigner. Il rêvasse et m’écoute par intermittence ; je suis son bruit de fond. Plutôt petit mais
bien fait, c’est un sportif dont le bulletin trimestriel ne comporte en général qu’une bonne ligne, celle que remplit le professeur d’EPS. En classe, Vincent se plaint souvent d’avoir mal à la
tête ou au ventre. Je ne lui connais aucune pathologie sérieuse, mais je ne crois pas qu’il bluffe quand il dit éprouver un malaise et demande à sortir : c’est son corps qui proteste contre
l’immobilité, la position assise, l’enfermement. Il est fait pour l’exercice physique mais on ne lui en concède que trois ou quatre heures par semaine. Il est en revanche astreint à vingt-cinq
heures de matières intellectuelles pour lesquelles il n’a aucun goût et très peu de capacités.
Sa copie est l’une de celles que j’annote. En échafaudant péniblement une phrase par ci par là, en ramassant les points qui récompensent les plus soigneux, Vincent arrive à 05/20 environ. Je lui
donne les mêmes conseils depuis trois ans : écoute le cours, apprends tes leçons. L’année, avec lui, se déroule toujours de la même façon. En septembre et au lendemain des conseils de
classe, il vient me trouver et m’informe qu’il a pris de bonnes résolutions. Sa sincérité est alors incontestable et sa bonne volonté fait plaisir à voir. Je lui réponds que je prends acte de ses
promesses et je lui rappelle que, pour accomplir son rêve qui est de devenir pompier professionnel, il doit arriver jusqu’au niveau bac. Mais il est incapable de tenir plus de quelques jours et
retombe rapidement dans son indolence habituelle. Il est poli, discret et n’a jamais posé le moindre problème de discipline. C’est assez remarquable chez un élève qui s’ennuie et pour qui l’école
est la cause d’une souffrance diffuse. Les notions trop complexes, les raisonnements trop sophistiqués le heurtent, au sens propre du terme ; je vois alors son visage qui grimace comme à
l’encaissement d’un coup. Je ne dirai pas qu’il est bête : il a la réaction d’un animal carnivore à qui on présente des brassées de foin pour toute nourriture. C’est un peu triste et je ne
sais pas quoi faire. Cette année encore, le conseil de classe du troisième trimestre décidera sans doute d’un passage dans la classe supérieure : Vincent n’a rien fait de mal, et un
redoublement ne ferait qu’aggraver son problème. Mais il n’a pratiquement rien appris depuis la sixième au moins.
Huit heures. Les professeurs d’histoire-géographie sont réunis pour rédiger un avis commun sur les nouveaux programmes. Parmi bien d’autres choses, les pédagogues du ministère manifestent
leur intention d’atténuer l’européocentrisme du cursus. Cela donne, dans le concret, des changements limités mais frappants. L’Empire napoléonien passe pratiquement à l’as, tandis qu’on consacre
trois heures en sixième à l’étude de la Chine ou de l’Inde classique, et autant en cinquième à celle d’un royaume africain. Ces initiatives divisent les enseignants. Profitant toutefois de
l’absence pour cause de grève des internationalistes, les méchants chauvins (dont le soussigné) valident la réponse suivante :
« Un très vif attrait pour "la découverte de l'altérité" semble avoir présidé au travail des concepteurs. On nous dit par exemple,
dans la présentation du programme de géographie de sixième, que l'une des missions des enseignants est de "donner le goût de l'ailleurs". Qu'il nous soit permis de dire que, dans l'académie de
Créteil, il serait souhaitable de donner aux élèves, dans un premier temps, une connaissance minimale de l'ici. Celle-ci est en effet très loin d'être acquise à la fin du primaire, comme on feint
de le croire. (…) Si certains collègues saluent l'ouverture du programme d’histoire sur les mondes non-européens, d'autres n'y voient qu'un gadget et un casse-tête pour l'enseignant. Qui sera
suffisamment bon pédagogue pour expliquer à des élèves de sixième les ressorts d'une société bouddhiste et confucéenne comme la Chine des Han, le tout en trois heures ? (…) Nous paraît
également regrettable la quasi-disparition de l'Empire byzantin, qui ne sera plus abordé que dans le cadre d'une comparaison avec les Empires carolingien et musulman : l'étude de Byzance et de
l'orthodoxie était en effet la seule occasion offerte au cours des quatre années du collège de dire quelque mots de l'Europe centrale et orientale. S'il faut vraiment montrer aux élèves que
l'histoire du monde ne se réduit pas à celle de l'Occident, ne serait-il pas plus pertinent de leur parler de cela que de l'Inde des Gupta ou du Monomotapa ? On remarque aussi la place très
légère consacrée à l'Empire napoléonien, écrasé entre l'étude de la Révolution et celle du bilan que l'on peut en dresser en 1815.
» Etc.
A la cantine, Maâme Galy est à la fois hilare et consternée.
« Ben comme d’habitude, j’ai mis Alberto à la porte au bout de
cinq minutes. Mais apparemment il a réussi à s’évader et il est allé dans la cour. Et là, il s’est posté sous mes fenêtres et il a commencé à m’appeler. ‘Madame. Madame !
Madaaaaaaaame ! MADAME GALYYYYY ! MADAME GALY JE VOUS AIME !’
-Tépapotib.
-Si si, jvous jure ! Il était deux étages plus bas et il gueulait, alors que j’étais avec les autres élèves de sa classe.
-Ouah, c’est beau au fond. Le balcon, ça fait penser à Roméo et Juliette » dit Catherine, toujours romantique. Nous en convenons bien volontiers : Alberto est un cancre ingérable, mais
heureusement qu’il est là.
Sur le tee-shirt de Marius, cette inscription : « RÉVEILLEZ-MOI A LA FIN DU COURS. » OK, Marius, mais pas de somnambulisme,
d’accord ?
Trouvé dans le carnet d’une élève, cette justification d’absence :
Bon d’accord, il s’agissait d’une fausse alerte à la bombe, mais ce petit billet plein de couleur locale me plaît beaucoup. Je crois
que je vais le garder. Collector.
Je prends à part Ali, parachuté dans notre collège puis dans la classe dont je suis professeur principal après avoir été exclu de son précédent
bahut par un conseil de discipline.
« Non mais franchement tu vois pas le jeu des autres élèves ? Je leur ai demandé de faciliter ton arrivée chez nous en évitant de te provoquer, mais eux ils préféreraient de loin que tu
fasses le show. Ils sont tournés vers toi, là, comme des spectateurs, et ils n’attendent qu’une chose, c’est que tu dises ou fasses une imbécillité. Tu es leur bouffon ! Et toi, tu tombes
dans le panneau. T’es arrivé ici depuis une semaine et tu commences déjà à faire n’importe quoi. Mais enfin, Ali, t’as pas l’air méchant, t’as pas l’air bête non plus, alors quoi ? Tu veux
te manger un deuxième conseil de dis’, c’est ça ? Non mais faut le dire, à nous les profs, comme ça on saurait au moins à quoi s’en tenir. »
J’ai l’impression qu’il comprend ce que je lui dis et m’approuve. Mais une heure plus tard, il pourrit le cours de ma collègue de SVT. Il renoncerait volontiers à son statut, mais ses pairs
réclament qu’il l’assume, et il n’a sans doute pas assez de force de caractère pour leur résister. Et ce qui rend la situation impossible, c’est qu’en plus, il plaît aux filles. Il n’est pas
spécialement mignon, il a beaucoup d’acné. Mais ses démêlés avec l’institution lui confèrent un certain prestige, il est rigolo, cool, et nouveau. Trois filles au moins dans la classe ont
manifestement le béguin pour lui. La sage Lenutsa est allée jusqu’à mettre un string blanc sous son survêt taille basse. Et Naoufel va bientôt revenir de stage. La fin d’année s’annonce explosive.
Je retrouve en fin de journée la classe d’Alberto. Dans la cour de récréation, je dois
payer de ma personne pour le protéger d’autres élèves qu’il a insultés et qui veulent le frapper. Il est en pleine forme depuis le début du printemps et donne sa pleine mesure –une grosse
connerie par jour minimum. Je ne peux pas m’empêcher de taquiner l’affreux jojo.
« Alors Alberto, comme ça t’es amoureux de madame Galy ?
-Ouah msieu, qui c’est qui vous a dit ça ?
-Madame Galy elle-même, figure toi.
-Eh mais msieu, c’est même pas vrai.
-SIII ! disent tous les autres élèves. Tu criais comme un ouf ! Madame Galy elle était toute rouge et elle nous a demandé de fermer les volets, mais on continuait quand même de t’entendre.
-Ouah les gros mythos ! Msieu, jvous jure que j’ai rien fait. Si je mens, le diable y vient me prendre ce soir, et y m’emporte direct en enfer.
-Arrête un peu avec le diable, intervient Jude. Tu crois pas qu’il a autre chose à faire ? »
A la fin de la journée, Mme Léostic fait avec les quelques enseignants traînant en salle des profs le bilan des dernières journées.
Un violent conflit inter-cités agite Staincy, Sud contre Nord ; il y a eu,
depuis mercredi, 34 interpellations (mais on ne sait pas quel est le score). Quelques-uns de nos élèves ont goûté aux joies d’une première nuit en garde à vue ; un autre est à l’hôpital,
sous assistance respiratoire. « A l’intérieur du collège, tout va très bien, dit-elle ; il y a une semaine que nous n’avons pas eu le plus petit accrochage. En revanche, de l’autre côté
des grilles, c’est le règne de la barbarie. Rouer de coups, à vingt contre un, un enfant de douze ans, ça ne pose aucun problème. » Je lui dis qu’effectivement, j’ai parfois un peu
l’impression de travailler dans la zone verte de Bagdad ; monsieur Malzieu, professeur de mathématiques, m’a raconté que mercredi dernier un agent de la BAC lui a interdit d’aller à la
boulangerie qui se trouve à 150 mètres de l’entrée du collège.
Nous ne sommes pas visés. Les jeunes voyous sont tellement obnubilés par leur vendetta qu’ils ne nous accordent pas la moindre importance. Mais
je ne sais pas combien de temps cette relative sécurité durera. Le dernier jour, plusieurs ados ont essayé d’entrer dans le collège en sautant les grilles. Contrairement à ce que vous pourriez
croire, ce n’était pas des transfuges d’un établissement privé à la recherche d’un enseignement plus libéral, mais un corps expéditionnaire venu achever chez nous des règlements de compte
commencés ailleurs. Le CPE, M. Paserot, les a refoulés, mais il a été lui-même molesté. Le principal et la principale-adjointe ne ferment plus jamais leur portable. Ils sont prêts en permanence à
composer le 17 pour demander l’envoi immédiat d’un détachement de GIs.
Rachida, prof de français, me montre le petit film d’animation réalisé par ses élèves. Il a fallu pour cela leur faire lire le Roman de Renart, leur faire écrire un scénario original inspiré de cet ouvrage, leur faire fabriquer les décors, puis les marionnettes, leur faire mettre en scène chaque scène, image par image, leur faire dire avec le ton les dialogues écrits par eux-mêmes. Eh bien Rachida, si tu me lis, je te le répète : je t’admire.